Révérence gardée à nos amis gardes pêche (voir les épisodes précédents), une crue subite jaillie en droite ligne d’un lit mineur nous inonde d’un flot de témoignages aussi abracadabrandesques qu’hélas fondés (en droit ou en titre, c’est ce que nous allons tenter de voir), éclairant d’un jour cru les errances de notre bateau ivre, dont le Comité central avait d’autres datas à domestiquer, ceci expliquant cela. D’où il appert, eu égard à la forte teneur poétique du témoignage ci-après (DBO puissance 4000), que nous nous résolvons à le rendre public. Ceci d’autant plus que l’on se convaincra aisément à la lecture des Notes qui l’adornent que notre gang de naufrageurs des Datas de l’Onema ne peut évidemment songer permettre, à l’aube du XXIème siècle, à des ATE de s’abreuver à pareille haute culture. CQFD.
« 21 octobre 2010, fin de journée, il fait frisquet. Un véhicule s’arrête, deux personnes descendent. À l’évidence, ils ne cherchent pas leur chemin : l’une d’elles me tend une carte tricolore, c’est un agent de l’ONEMA. Il a été informé que j’ai installé de nouvelles turbines dans l’ancien moulin à farine :
– Ben, oui. Où est le problème ? Cela fait deux cents ans que l’eau circule !
– Il faut une autorisation.
– J’ai un arrêté préfectoral de 1877.
– Non, il faut une autorisation personnelle. Se tournant vers la seconde personne, il faudrait voir sur la carte de CASSINI, pour le droit fondé en titre.
– C’est quel siècle ?
– Le 17ème, répond le second.
– J’ai plus de temps aujourd’hui, mais il faudrait se revoir, dit l’agent.
CASSINI, cela me dit bien quelque chose : c’est le nom d’un satellite.
Vérification faite, c’est d’abord le patronyme de plusieurs générations de géographes : la carte de CASSINI a été publiée en 1777 pour la partie de la Drôme qui me concerne.
« Droit fondé en titre », cela ne me dit strictement rien, à tel point qu’au début, j’avais tendance à dire titre fondé en droit !
En novembre de la même année, je l’accueille (l’agent, pas Cassini ! Note EG), et nous nous échangeons des documents : je lui remets une copie du texte de mon arrêté de 1877 et des photos de la galerie (creusée dans le poudingue et longue de 1700 mètres).
Il me remet des photos de documents des Ponts et Chaussées qu’il a consultés entre-temps. Il m’évoque sa dernière mission qui a consisté à concilier les intérêts des divers usagers sur le cours d’eau de la Drôme. Il m’indique l’espèce d’éphémère que j’avais photographié : on reconnaît l’homme de terrain. Il me parle de rapport ; qu’il sera le plus impartial possible. Il m’avoue qu’en 2011 il va suivre un stage afin de « faire du chiffre ». Et finalement, il me quitte en disant que nous ne devrions pas nous revoir.
La nouvelle année est tout juste entamée : en guise de vœux, je reçois de ce même agent un procès-verbal avec la mention : « Exploitation sans autorisation d’installation ou d’ouvrage nuisible au débit des eaux ou au milieu aquatique [...] peines(s) : 18 000 euros d’amende - deux ans d’emprisonnement ».
Généralement, à cet instant, dans les bandes dessinées, il y a plein de signes étranges dans le phylactère.
On se calme.
Pourquoi s’exciter ?
Depuis sa venue, j’ai regardé sur le réseau et trouvé un guide de 2007 à l’adresse de l’administration : avec une installation réglementée antérieure à 1919 et une puissance inférieure à 150kW, l’installation doit « être gérée comme un droit en titre », seule la preuve diffère ; il y a quand même des différences : par exemple, dans un cas le droit est illimité dans le temps dans l’autre perpétuel.
Enfin, tous ces symboles qui flottent dans l’éther et qui me suivent mieux que mon ombre...
Mars 2011, un véhicule s’arrête : c’est un fourgon de la gendarmerie .
« ? ».
Ils sont simplement passés pour voir de quoi il retourne : mon PV est au Tribunal de grande instance.
Quelques jours après, je suis auditionné par un Gendarme pour savoir comment s’est déroulée mon entrevue avec l’agent de l’ONEMA. Pendant une heure, j’ai sorti le Gendarme de son quotidien :
– Tu t’en sors, lui lance un collègue qui passe la tête par la porte ?
– Ça va, je maîtrise !
L’étape suivante, c’est la DDT.
Je reçois un premier courrier très orienté : il me faudrait absolument faire une nouvelle demande car je ne peux prétendre à un droit fondé en titre car l’installation n’apparaît pas sur la fameuse carte de CASSINI et ils mettent en avant un argument de nature à remettre en cause la consistance légale.
De plus, je ne peux prétendre à l’antériorité de la loi de 1919 car je porterais atteinte à l’environnement. Il m’est demandé de suspendre mes prélèvements ! Rien que cela !
Après avoir justifié de droits complémentaires (titre de propriété d’une source, récupération en 1809 d’un albergement de 1536), et surtout, après avoir fourni un extrait de terrier de 1703 où il est fait mention « d’un béal d’eau morte » à l’emplacement des écluses apparaissant sur le cadastre napoléonien de 1811, je reçois un troisième courrier : la reconnaissance du droit fondé est refusée sans justification.
Et en plus, il faudrait que je cesse mes prélèvements car, je cite : « le tronçon du cours d’eau « Barberolle », sur lequel se trouve votre prise d’eau, est également identifié dans le SDAGE comme jouant un rôle de réservoir biologique, c’est-à-dire qu’il a une capacité à produire des organismes (poissons et invertébrés principalement) qui, par avalaison ou dérive, participent à maintenir voire à améliorer la qualité écologique du tronçon en aval d’ALIXAN, où le le cours d’eau souffre de diverses dégradations d’origines anthropiques difficiles à corriger ».
Cet aveu, lui, ne souffre aucun commentaire superfétatoire.
Par contre, une précision s’impose : entre mon seuil et ALIXAN, il y a un bassin écrêteur de crue qui a trois tares consubstantielles.
C’est une énorme zone d’infiltration, c’est un cul-de-sac pour les alluvions et un mouroir pour la faune piscicole.
Pour le dire simplement, c’est un obstacle, que dis-je, c’est une entrave à la fameuse continuité écologique !
Désormais, la formule idoine devrait être : « avoir deux poids, mais qu’une seule mesure », eu égard aux regards qui se détournent quand il y a des emplois dans la balance.
La suite au prochain épisode... »
NOTES :
Question vocabulaire, pour ceux qui auront à consulter de vieux papiers, voir l’ouvrage « Dictionnaire du Monde Rural » de Marcel Lachiver.
– albergement : voir emphytéose,
– emphytéose : « droit réel ou jouissance sur la chose d’autrui qui ne peut s’établir que sur la chose d’autrui et moyennant le paiement d’une rente annuelle »,
– béal : « canal de dérivation de l’eau [...] qui répartissent l’eau dans les prés, mais qui peut alimenter aussi un moulin » ,
– écluse : « réservoir d’eau d’un moulin » (le terme local est serve),
– terrier : « registre contenant le dénombrement des particuliers et la description des terres qui relevaient d’une seigneurie » (en principe accompagné du plan-terrier).
Afin de se familiariser avec les vieilles écritures et s’initier à la paléographie, voir le site de l’École des Chartes.
Au sujet du guide de 2007 (« Guide d’instructions relatif à la police des installations hydroélectriques d’une puissance inférieure ou égale à 4 500 kW »), à noter que le seuil de puissance de 150 kW d’installation antérieure à la loi de 1919 doit être compris comme 150 kW pour la Puissance Maximale Brute (cf. page 34). Cette PMB en kW est égale au produit du débit maximal exprimé en m3/s par la hauteur maximale en m (différence entre la côte normale du barrage et l’altitude de la restitution) par 9,81 (intensité ou accélération de la pesanteur, exprimée en m/s2). Un détail, le diable aime à se mucher dans les détails, la formule, bien que juste numériquement, manque de rigueur d’un point de vue physique...
En page 53, nous pouvons lire : « les droits fondés en titre sont des droits anciens à un usage particulier de l’eau (alimentation d’un étang ou utilisation de la force hydraulique) et exorbitants du droit commun, qui font l’objet d’une abondante jurisprudence et de nombreux écrits juridiques ».
Une telle formule ne peut qu’émoustiller la curiosité !
Au sujet des droits fondés en titre, noir le texte de Me Pierre CAMBOT («
droit fondé en titre », mars 2008, fichier au format pdf). Nous pouvons y apprendre les différences entre les installations sur les cours domaniaux et les autres. Nous pouvons y appréhender une part de la jurisprudence.
En parcourant le pavé « Des usines et autres établissements sur les cours d’eau » de Nadault de BUFFON 1874, tome 2 : rivières et canaux non navigables (disponible sur gallica.fr), nous pouvons encore satisfaire cette curiosité.
En page 9, « de tout temps, l’eau courante, dans son lit naturel, fut regardée comme étant, par sa nature même, dans la classe des choses qui ne peuvent admettre la propriété proprement dite.
Bien avant l’établissement des banalités, la loi romaine, dont notre Cod. Civ. (art. 714) n’est que la reproduction, avait reconnu et consacré ce principe ».
Plus loin, page 10, au sujet de la coutume en Normandie, « le propriétaire d’un fief dans lequel se trouve une rivière ou un ruisseau ne peut en détourner les eaux, qu’à la charge de les rendre à leur cours ordinaire, à l’issue de son fief ».
En page 15, « l’article 641, qui n’attribue exceptionnellement qu’au seul propriétaire de la source la faculté d’user des eaux comme il lui plaît ; faculté caractéristique du droit de propriété » (cf. art. 641 du Code Civil).
L’usucapion ou prescription acquisitive, y est expédié en page 221 : « on ne saurait prescrire contre l’ordre public, il n’y a rien de commun entre les règles qui s’y rapportent et celles qui sont applicables dans les contestations privées ». Fermez le ban !
Finalement, je devrais rendre grâce à l’agent de l’ONEMA : j’ai été obligé de faire des recherches aux Archives Départementales de la Drôme. Sans cela, j’estime que par paresse je n’aurais rien entrepris. À ce jour, grâce aux terriers, je trouve encore l’eau en 1560.
Finalement, même si les recherches sont parfois rébarbatives, répétitives, par l’entremise de vieux papiers, nous pouvons faire un saut dans le Temps.
Bien sûr le Graal, c’est la présence sur les cartes de CASSINI ou les cadastres de l’ancien régime.
Pour récupérer un possible arrêté préfectoral, si sa date est inconnue, il est indispensable de s’intéresser aux archives des Ponts et Chaussées. Sinon, partez des cadastres napoléoniens, passez par les matrices associées, consultez les tables de vendeurs et d’acquéreurs. Si besoin, faites un crochet par la vente des Biens Nationaux (de première et de seconde origine : du clergé et des émigrés). Plongez dans les terriers...
Enfin persévérez !
À titre individuel, je suis adhérent de l’association « Fédération Française des Associations de sauvegarde des Moulins » (FFAM, site : www.moulinsdefrance.org). Elle édite un trimestriel « Moulins de France » qui régulièrement fait le point sur la jurisprudence et présente les actions qui visent à restaurer, préserver le patrimoine que constitue les moulins qu’ils soient mus par l’Air ou par l’Eau. »