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Dunkerque : le tarif « éco-solidaire » de l’eau permet... de « maintenir les marges » de Lyonnaise des eaux !

26 septembre 2012

par Marc Laimé - eauxglacees.com

La Lyonnaise des eaux a organisé le vendredi 21 septembre 2012 à Dunkerque un énorme barnum publicitaire, qui visait à promouvoir un nouveau tarif « éco-solidaire » de l’eau, au moment même où le Parlement s’apprêtait à examiner, à partir du 25 septembre, le projet de loi sur la tarification progressive de l’énergie déposé au nom du groupe PS à l’Assemblée par le député François Brottes. Ce véritable coup de force promotionnel, qui poursuivait plusieurs objectifs d’une importance stratégique majeure pour l’entreprise, pourrait bien finir, à raison même de sa démesure, par se retourner contre ses auteurs.



Originellement prévue pour le 18 septembre, l’opération a ensuite été décalée au 21 septembre, pour coller au plus près à l’actualité, en l’espèce le lancement du débat parlementaire sur la « tarification progressive de l’énergie » qui devait débuter le 25 septembre.

Une partie de billard à plusieurs bandes

Quels sont les objectifs poursuivis par Suez-Lyonnaise des eaux dans cette affaire ?

 Localement, avec le soutien enthousiaste de M. Michel Delebarre, président (PS), de la Communauté urbaine de Dunkerque, et du Syndicat mixte pour l’alimentation en eau de la région de Dunkerque (SMAERD), préparer le renouvellement de l’actuel contrat de DSP, détenu par Lyonnaise des eaux, et qui se termine en 2017, en laissant accroire, à des élus qui ne demandent manifestement que cela, que la Communauté urbaine de Dunkerque et le SMAERD font figure de nouveau champion national de la tarification « éco-solidaire »… Enjeu majeur puisque Suez-Lyonnaise gère aussi l’assainissement pour le compte de la SMAERD.

 L’opération va d’abord permettre de « contourner » l’arrêt « Commune d’Olivet » par voie d’avenant complémentaire, sur le modèle des entourloupes déjà mises en œuvre, au grand Dijon pour Suez-Lyonnaise, à Troyes pour Veolia ;

 Localement encore, il s’agit aussi de se prémunir d’une éventuelle décision funeste de la Communauté urbaine de Lille, qui doit elle aussi, au début de l’an prochain, choisir son futur mode de gestion de l’eau, qui pourrait bien échapper à la Société des eaux du Nord, filiale de Suez-Lyonnaise des eaux, puisque la Communauté urbaine et la SEN s’affrontent devant le Tribunal administratif, par devant lequel la Communauté urbaine réclame à la SEN la restitution de 138 millions d’euros de « provisions pour renouvellement » qui n’ont aucunement financé les travaux auxquels elles étaient destinées, mais que la SEN n’entend aucunement restituer, et ce en dépit d’une calamiteuse tentative d’arbitrage confiée par Suez-Lyonnaise… à M. Michel Camdessus, qui a bien évidemment fait capoter tout espoir de résolution amiable du différend, après que l’ex-président du FMI, façon affaire Tapie, ait bien évidemment « arbitré » en faveur de la Lyonnaise !

 Localement toujours, conserver une place forte dont la perte signerait la disparition de Suez-Lyonnaise dans le Nord, puisque la Communauté urbaine de Dunkerque représente un point d’appui majeur, mais menacé, et par le SIDEN-SIAN, et par le possible (probable ?) retour en gestion publique de la Communauté urbaine de Lille.

 Au plan national l’énorme barouf publicitaire organisé à Dunkerque par Suez-Lyonnaise poursuivait de tous autres objectifs. Il s’agissait, à quelques jours de l’ouverture du débat parlementaire sur la « tarification progressive de l’énergie », de laisser accroire, essentiellement aux élus, que Suez-Lyonnaise, sans jamais l’afficher officiellement, est à l’origine du projet de loi que va examiner le Parlement, et que les « nouveaux contrats » de Lyonnaise et leur tarif « éco-solidaire » jouissent donc d’un quasi imprimatur gouvernemental. Une étape décisive pour la stratégie mise en œuvre par le groupe depuis cinq ans, et qui devrait lui conférer un avantage décisif sur Veolia puisque, de la sorte, il serait entendu, subliminalement - et c’est toute la beauté de l’affaire-, que Suez-Lyonnaise est désormais bien en cour, au détriment de son challenger historique…

Du coup on ne s’étonnera pas que le groupe communique triomphalement, au même moment, en proclamant : « Suez environnement reconnu leader mondial de l’eau ».

Splendeurs et misères de la com…

L’affaire semblait donc entendue, le nirvana était proche, et l’énorme coup de com’ préparé de longue date allait porter ses fruits, puisqu’on allait déplacer sur place un wagon de journalistes, qui n’allaient pas manquer de gober tout cru la fable du tarif « éco-solidaire », et de s’empresser dans la foulée de décerner à Suez-Lyonnaise des louanges façon ode à l’astre étincelant qui préside aux destinées de la Corée du Nord.

Le communiqué de presse
Le dossier de presse

On n’est jamais si bien trahi que par les siens.

L’article que le quotidien Le Monde a consacré dans son édition datée du 22 septembre 2012 à l’assomption du tarif « éco-solidaire » restera comme un article d’anthologie.

Nous reviendrons plus loin sur le fameux tarif en question, mais arrêtons-nous un instant sur cet article signé par M. Cédric Pietralunga, nouvelle signature du Monde, nous y reviendrons, article extraordinaire en ce qu’il résume toute l’époque, et synthétise admirablement le « momentum » Suez-Lyonnaise de Dunkerque.

D’abord le titre :

« A Dunkerque, la Lyonnaise des eaux se lance dans la tarification progressive. »

Aucune ambiguïté.

Puis le sous-titre, qui était uniquement visible dans l’édition papier du Monde datée du 22 septembre, mais ne figure plus sur l’article en ligne (payant) :

« L’expérience inspire le projet de loi sur la tarification progressive que s’apprête à examiner le Parlement ».

Ils vont être contents les députés et sénateurs PS de découvrir dans Le Monde que c’est Suez-Lyonnaise qui inspire l’un des 50 engagements du candidat François Hollande…

Et enfin, dans le corps de l’article, l’aveu, en apothéose :

"Ce nouveau type de tarification, qui nous a demandé deux ans de mise au point, est bénéfique pour tout le monde : il va permettre à 80 % des foyers de voir leur facture baisser tout en maintenant un équilibre financier durable entre la collectivité et nous", assure Philippe Maillard, directeur général de la Lyonnaise des eaux.

Autrement dit, les marges de l’opérateur resteront peu ou prou les mêmes.", enchaîne dès lors - à raison -, l’auteur de l’article, M. Cédric Pietralunga.

L’article du Monde

Nous n’avons jamais croisé M. Pietralunga. Sa signature est apparue dans Le Monde il y a environ un an, dans la section Economie.

Auparavant M. Pietralunga travaillait pour le mensuel économique Capital.

Il fait donc partie des nouveaux embauchés du Monde, depuis que le quotidien français de « centre gauche » a été racheté par un trio de capitaines d’industrie, en l’espèce M. Xavier Niel, M. Pierre Bergé et M. Mathieu Pigasse.

A l’évidence M. Pietralunga n’est donc pas un furieux gauchiste, une taupe qui aurait réussi à dézinguer à lui seul la fantastique (et aussi dispendieuse que mensongère on y reviendra), opération de com’ de la Lyonnaise.

Nan ! C’est beaucoup mieux, en pire.

Il est éminemment probable que M. Pietralunga, jeune homme moderne, a cru bien faire.

Nous n’en dirions pas autant du secrétariat de rédaction ni de la rédaction en chef du Monde, qui programment si allégrement article de pure complaisance.

Primo, Suez est actionnaire du Monde.

Secundo, « embedded », comme des dizaines de confrères et consoeurs journalistes à Dunkerque, M. Pietralunga y aura fonctionné, c’est notre hypothèse de travail, sachant que nous ne sommes aucunement aficionado de la théorie du complot, en pilotage automatique, en roue libre.

Ergo, rien d’étonnant à ce que l’envoyé spécial du Monde, dont les tables de la loi sont bien évidemment l’interjection clintonienne « It’s economy stupid », nous baille les mensonges éhontés de la Lyonnaise, là nous demeurons dans le classique, mais surtout, et bien évidemment, adorne son plaidoyer du passage que nous avons relevé plus haut :

« (…) Autrement dit, les marges de l’opérateur resteront peu ou prou les mêmes ».

Ici, quoiqu’il nous en coûte, nous devons bel et bien prendre acte de cette éprouvante réalité.

Pour M. Pietralunga, et ses épigones, cela va de soi : une opération prétendument « humanitaire » ne peut advenir que sous l’ombrelle bienveillante de l’entreprise qui aura auparavant veillé à "préserver ses marges".

Saisissant raccourci : comment passer du Conseil national de la résistance à la fondation Bill Gates, et à l’émir du Qatar en "love-monnayeur" banlieusard (lui aussi actionnaire de Suez, décidément...), horizon indépassable de la mue social-démocrate en cours ?

D’un côté c’est infernal, de l’autre nous ne pouvons que nous réjouir de voir ainsi l’impensé de l’époque advenir au grand jour : « De quoi le tarif éco-solidaire de Dunkerque est-il le nom ? Du maintien des marges de Suez-Lyonnaise… »

Nous nous excusons bien évidemment par avance auprès de notre jeune confrère, qui n’hésite pas dans le même temps à entonner un ode époustouflant à l’épopée chinoise de Veolia, des tracas que ne vont pas manquer de lui occasionner notre sotie ☺

"Veolia en Chine"...

La nef des fous

A se demander pourquoi notre ami Henri Smets a consenti à se commettre en pareil aéropage, et surtout à nous assurer que : « Le premier tarif social de l’eau est né en France à Dunkerque. Ce résultat pourrait faire école. L’article du Monde ne met pas en avant cette avancée. Aider automatiquement 10 % de la population, c’est mieux que 0. 2% avec le FSL. »

Et ce n’est pas davantage l’amicale pression du sieur Orsenna, aux abonnés absents depuis qu’il court le guilledou en Aquitaine après être tombé raide dingo d’une ravissante « vue à la télé », qui aurait donc pu l’inciter à nous adresser de surcroît un « Communiqué » laudateur, dans lequel notre ami Henri, à l’instar du novice du Monde casse lui aussi le morceau, soulignant, à raison, que :

« Le financement du tarif social est effectué par solidarité entre les abonnés domestiques. ».

Ce qui démontre bien, à nouveau, que cette histoire les rend tous littéralement dingos, puisqu’ils finissent, tour à tour, y compris Henri, par révéler qu’elle relève bel et bien de la grossière arnaque…

Le communiqué d’Henri Smets 22-09-12

De la tarification par temps de crise

Venons-en au fond, après avoir vu que la forme n’était pas négligeable en l’espèce.

Comme ses concurrents, Lyonnaise est en butte à un mouvement de fond qu’elle ne peut entraver. Elle déploie donc des trésors d’imagination pour ne pas couler.

Préalable : le conte pour enfants que l’on va tenter de nous faire avaler concerne un contrat de DSP en cours qui s’achèvera dans cinq ans, et que Lyonnaise entend donc proroger.

Bien évidemment, notre fantastique opération de com’ se garde bien d’évoquer le contrat en cours, et pas un journaliste ne se sera aventuré à observer ledit contrat d’un peu plus près.

Plus encore, personne, ni la Communauté urbaine de Dunkerque, ni le SMAERD, ne connaît le taux de marge de Lyonnaise des eaux sur l’actuel contrat.

Or ce contrat, qui se terminera dans cinq ans, a donc été modifié par avenant pour y introduire notre fameuse « tarification éco-solidaire ».

Ca commence très bien : comme on ne sait pas d’où l’on vient, quel est le taux de marge réel de la Lyonnaise sur le contrat actuel, on va donc pouvoir proclamer les plus insanes fariboles, sans courir le risque d’être démenti par qui que ce soit…

Et en avant pour le tarif « éco-solidaire ».

On découvre donc, tant à la lecture du « Dossier de presse » de la Lyonnaise qui va être diffusé dans la France entière que, par exemple, à la lecture des articles de Localtis, du JDLE ou d’Actu Environnement, la « formule magique » par laquelle Suez-Lyonnaise mue en Saint-Vincent-de-Paul…

Présentée en grande pompe par le sénateur maire Michel Delebarre (PS) le 21 septembre dernier, cette nouvelle tarification concernera 84 000 foyers, répartis sur les 27 communes du SMAERD.

Elle sera modulée en fonction de trois critères cumulés : la consommation, les ressources et la composition du foyer.

A la base, l’agglomération distinguera trois tarifs liés à la consommation :

 « eau essentielle » jusqu’à 75 mètres cubes par an et par foyer ;

 « eau utile » entre 76 et 200 m3/an/foyer ;

 et « eau confort » au-delà de 200 m3.

 Le tarif de la première « tranche » s’élève désormais à 0,83 €/m3, alors que le prix actuel est en moyenne de 1,01 €/m3.

Il est abaissé à 0,32 €/m3 pour les 8600 foyers titulaires de la Couverture maladie universelle ou CMU complémentaire ;

 Le tarif de la seconde tranche « eau utile » est fixé à 1,53€/m3

 Le tarif de la troisième tranche « eau confort » se monte enfin à 2,04 €/m3

Ensuite la Propagandastaffel, pieusement reprise par les medias, nous assure dès lors que :

« Un foyer de 4 personnes, qui consomme 75 m3 d’eau par an pour un coût actuel de 310 € HT/an, verra donc sa facture baisser de 13,6 € HT/an (51,4 € HT/an s’il perçoit la CMU complémentaire). »

D’emblée on soulignera le gain colossal du tarif éco-solidaire : 13,6 euros prétendus par an pour une facture de 310 euros. Merci not-bon maître, y a bon Lyonnaise…

Ensuite on notera que seuls 8600 foyers, sur 84 000, sont supposés bénéficier du volet « social » de l’affaire, via leur identification comme titulaires de la CMU.

Enfin, et surtout, on répétera que l’arnaque est tellement grossière que l’on se pince à voir tant de monde y accorder le moindre crédit.

Il suffit en effet de maîtriser pleinement le spectre des consommations des 84 000 foyers concernés, ce que La Lyonnaise est seule à faire pour construire en clin d’œil notre mirage aux alouettes.

Comme je connais au m3 près la consommation de chaque foyer, je les répartis, au vu de leur consommation, dans chacune de mes trois « tranches », l’informatique le fait toute seule.

Ensuite ne reste plus qu’à ajuster le curseur des trois tarifs, afin que l’effort pèse, exclusivement, sur la majorité des foyers de la « deuxième tranche », la fameuse « eau utile », qui supporteront les frais du coup de com’ de la Lyonnaise.

Et ceci sans compter le maintien d’une part fixe, ou abonnement, qui ruine à lui seul tout effet "social" prétendu, les nouveaux indices de révision annuelle qui ont bien évidemment été fixés par le même avenant au contrat, à quoi il faut ajouter la baisse structurelle des consommations, sur laquelle Lyonnaise des eaux a fait un pari raisonnable, ce qui va provoquer de profitables « changements de tranche », et l’on devrait comprendre sans peine comment, selon les propres termes de M. Philippe Maillard, nouveau DG de la Lyonnaise, pieusement rapportés par Le Monde, nous l’avons vu, l’affaire va prospérer : « tout en maintenant un équilibre financier durable entre la collectivité et nous ».

Evidemment Lyonnaise ne va pas en rester là, et entend bien multiplier l’entourloupe à vitesse grand V, comme il y a peu à Auxerre.

La vigilance s’impose donc, tant il est clair que le subterfuge ne vise qu’à ravauder une parure qu’entâchent arnaques à l’ancienne, comme plus récentes forfaitures.

Lire aussi :

- « Droit à l’eau : allocation solidarité et tarification progressive sont indispensables ». Un rapport du CGEDD.

Actu Environnement, 6 octobre 2011.

- « Tarification « progressive » de l’eau, le gouvernement dans l’impasse. »

Les eaux glacées du calcul égoïste, 5 septembre 2012.

- « Tarification progressive (et sociale) de l’eau : le gouvernement persiste

Les eaux glacées du calcul égoïste, 20 septembre 2012.

- « Tarification incitative : l’expérience de Dunkerque »

Actu Environnement, 26 septembre 2012.

- « Dunkerque : le tarif « éco-solidaire » de l’eau permet… de « maintenir les marges » de la Lyonnaise des eaux ! »

Les eaux glacées du calcul égoïste, 26 septembre 2012.

- « Tarif progressif de l’eau : l’analyse d’un praticien »

Les eaux glacées du calcul égoïste, 27 septembre 2012.

Marc Laimé - eauxglacees.com