Retour au format normal


SIVENS : le compte n’y est pas

12 novembre 2014

par Marc Laimé - eauxglacees.com

La mission d’inspection ordonnée par Ségolène Royal, et dont les conclusions ont été rendues publiques en octobre dernier, a occulté une dimension essentielle du dossier. Cette mission aurait dû inclure l’analyse des dysfonctionnements administratifs qui n’ont cessé de se succéder dans cette affaire, provoquant un scandale d’Etat. Dès lors un moratoire doit être prononcé pour toutes les autorisations administratives similaires aujourd’hui en cours sur l’ensemble du territoire.



Le barrage de Sivens a été autorisé pour une durée de 30 ans (Coderst du 14 décembre 2012, Coderst du 27 septembre 2013, Arrêté du 3 octobre 2013).

Suite aux réactions des défenseurs de l’environnement, Mme la Ministre de l’Ecologie missionne le 29 septembre 2014 deux hauts fonctionnaires du CGEDD (1) : "Ce projet… fait l’objet de vives contestations… Je vous demande en conséquence… de faire un point précis sur les caractéristiques du projet".

Le rapport d’expertise est remis au ministère en octobre 2014.

En l’espace de seulement un mois, les deux hauts fonctionnaires désignés par Ségolène Royal analysent le dossier technique et soulignent des manquements graves : "le contenu de l’étude d’impact est très moyen… l’estimation des besoins a été établie sur des données anciennes et forfaitaires… le financement est fragile".

Suite à cette expertise, la ministre invoque "une erreur d’appréciation" et apporte une réponse politique : elle va réunir les parties concernées pour chercher un compromis.

Une ligne dictée par l’actualité ? Une expertise-alibi a posteriori ?

D’ores et déjà, le compte n’y est pas !

Cette expertise du CGEDD omet un volet fondamental, celui de l’enquête administrative qui aurait du être ordonnée conjointement par le ministère de l’écologie, démarche déjà omise lors de la révélation du scandale de l’Onema...

En d’autres termes, le rapport d’expertise démontre que le projet a été autorisé nonobstant des bases techniques défaillantes voire lacunaires. Mais il se garde bien d’expliquer comment les autorisations administratives ont pu être données dans ces conditions !

Il est vrai que répondre à cette question revient à ouvrir la boite de Pandore...

Nonobstant, le CGEDD (qui est tout sauf un cénacle "d’experts indépendants", comme politiques et medias se sont complus à le répéter, alors qu’il qu’il regroupe l’élite des hauts fonctionnaires de l’IGREF (2) et des Ponts (3), aujourd’hui IPEFs, hiérarchiquement subordonnés à la ministre), avait pourtant aussi été "chargé d’une mission d’inspection générale portant sur la régularité, la qualité et l’efficacité de l’action des services de l’État placés sous l’autorité de la ministre de l’Écologie".

L’expertise du dossier Sivens ne peut donc absolument pas se contenter d’une mission d’inspection tronquée, du vite fait pour la circonstance.

Soyons clairs : les études d’impact très peu robustes, le verbiage, les données manquantes ou anciennes, c’est l’inconsistance et le lot de nombreux dossiers.

Mais n’était-ce pas la mission des services déconcentrés de l’Etat qui ont instruit le dossier - au vu de ses failles et insuffisances, désormais révélées au grand jour, et dont on se demande bien comment elles leur ont échappé -, de demander un complément d’enquête, d’exiger des précisions et notamment l’actualisation des données anciennes, afin de pouvoir motiver leur décision ?

Il est donc incompréhensible que ces services se soient satisfaits de documents techniques insuffisants, partiels, lacunaires, voire édulcorés.

Comment expliquer que ni les services de l’Etat (DDT, DREAL, etc.) ni les membres du CODERST (3) n’aient pas décelé que les besoins étaient mal évalués, que l’étude d’impact ne répondait pas aux exigences techniques, et que l’échafaudage des financements était trop fragile ?

Ceci est d’autant plus curieux que l’instruction finale et l’aval des services de l’état sont très récents (4). Un seul mois aurait suffi pour lancer une analyse au fond par les services déconcentrés, qui auraient pu accéder aux mêmes informations et données complémentaires que celles pointées en octobre 2014 par la mission du ministère de l’écologie.

Questions

 Les services déconcentrés sont-ils tout à fait compétents pour exercer leur mission ?

 Le dossier de Sivens n’est-il qu’un exemple de plus des collusions locales ordinaires entre les services déconcentrés de l’Etat, les élus et les lobbies (lobby agricole, lobby des granulats et des travaux de génie civil, etc.) qui conduisent à une gestion dévoyée et fort peu démocratique de la protection de l’environnement ?

 L’absence de prospectives sur la gestion quantitative de l’eau conduit-elle à ce genre d’arguments et d’interprétations peu robustes ?

Par ailleurs, et très accessoirement, on peut s’étonner que les hauts fonctionnaires du CGEDD aient omis d’évoquer l’avis de la MISEN (5) dans ce dossier multifactoriel : défrichement, zone humide, retenue, stratégie agroenvironnementale, emprise foncière, changement climatique, biodiversité, etc. ? Quel a été cet avis ?

Sans le volet administratif, sans que soient mis en lumière les mécanismes et les pratiques qui ont conduit à cette autorisation contestée a posteriori, ne peut-on pas craindre des centaines de Sivens, des centaines "d’erreurs d’appréciations" partout en France. Une "jurisprudence Sivens" mettrait à bas toute la législation environnementale construite depuis des décennies ?

Le rapport d’expertise précise que "Sur un plan plus général, il convient de tirer les leçons de cette étude de cas". Mais combien le souhait des experts "que Sivens soit considéré comme un tournant dans la gestion de l’eau en Adour-Garonne, dernier projet d’une époque, première étape d’une évolution majeure" parait-il limité et dérisoire eu regard de toutes les failles qui ressortent de cette affaire (6) ?

Les leçons de Sivens

 1. Nous attendons des prospectives claires et légitimes en termes de gestion équilibrée de l’eau en France… au regard de tous les enjeux réels. Sans objectifs clairs de la politique de l’eau qui nage dans ses incohérences cela ouvre la porte à toutes les interprétations.

 2. Il manque le volet administratif de la mission d’inspection du dossier Sivens : dans l’état actuel de l’expertise, on peut émettre quelques suspicions sur la rigueur de l’instruction de ce dossier… Toute la lumière doit être faite sur "la régularité, la qualité et l’efficacité de l’action des services de l’État".

 3. Il faut impérativement, en attendant des résultats sérieux de cette enquête (encore à venir), un moratoire généralisé à toutes les autorisations en cours qui relèvent du Code de l’Environnement, et en particulier pour les dossiers "Loi sur l’eau" et "Installations classées" (ICPE). Avec pour objectif une nouvelle instruction sérieuse au lieu d’une lecture complaisante du dossier.

 4. Dans l’idéal, il faudrait tout autant réexaminer les dossiers en cours d’autorisation que les dossiers des projets déjà réalisés par le passé, au moins pour ceux relatifs à la LEMA (7) qui ont des autorisations de 30 ans encore loin de l’échéance de renouvellement : pour ces derniers, il est encore temps de mettre en place des mesures compensatoires sérieuses de façon à répondre aux manquements éventuels de leur instruction et au défi climatique non pris en compte par le passé. Car une autre leçon à tirer de Sivens, c’est que les prétendues "mesures compensatoires" sont l’ultime supercherie intellectuelle pour obtenir l’absolution de la nature eu égard à ce que nous lui avons infligé depuis 1960 en termes de perte de biodiversité !

(1) CGEDD : Conseil Général de l’Environnement et du Développement Durable.

(2) IGREF : Ingénieur du génie rural et des Eaux et forêts.

(3) Corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées

(3) CODERST : Comité Départemental des Risques Scientifiques et Technologiques, anciens Comités Départementaux d’Hygiène, chargés à travers leurs collèges de fonctionnaires, d’experts, d’élus, d’associations de donner un avis au Préfet sur les projets à l’étude.

(4) L’instruction du dossier Sivens soumis par le Conseil général du Tarn et la CACG s’est poursuivie et achevée en 2012 et 2013, après que Philippe Martin ait levé le moratoire précédemment imposé par Delphine Batho. L’aval a été finalisé dans les Coderst du 14 décembre 2012 et du 27 septembre 2013, et l’Arrêté du 3 octobre 2013.

(5) MISEN : Mission Inter-Services de l’Eau et de la Nature, composée de fonctionnaires départementaux des différents ministères concernés, où l’Agriculture a souvent une part prépondérante.

(6) Ainsi qu’au regard des enjeux réels mal exprimés qui ouvrent la porte à toutes les interprétations. Sans objectifs clairs de la politique de l’eau qui nage dans ses incohérences, chacun lance un "avis autorisé", relayé par les medias, ce qui très vite (à dessein ?) rend le dossier totalement incompréhensible.

(7) Loi n° 2006-1772 du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques.

Marc Laimé - eauxglacees.com