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Sivens, le Gers et le Rajasthan
14 novembre 2014
par
- eauxglacees.comL’affaire du barrage, contesté, de Sivens entre dans une nouvelle phase dans laquelle le combat va aussi porter sur l’appropriation, l’instrumentalisation, voire le détournement de concepts et données scientifiques complexes, parfois controversées. Qu’est-ce que l’irrigation, qu’est-ce qu’un barrage, une zone humide, une retenue collinaire ? Une gouvernance de l’eau dévoyée, un modèle d’aménagement du territoire dévastateur, l’emprise du lobby agricole productiviste dans le Sud Ouest, et l’effondrement du politique concourent à interdire tout débat démocratique autour d’enjeux de société majeurs. Bref éclairage sur le débat qui n’a pas lieu.
En une décennie, Rajendra Singh, qui incarne désormais cette révolution silencieuse, a transformé un désert en une oasis verdoyante, créant un véritable modèle mondial de préservation des ressources en eau, qui a permis de faire revivre plus d’un millier de villages, abritant près de 700 000 personnes.
Tout a commencé en 1987 dans le district d’Alwar dans l’état du Rajasthan, au nord-ouest de l’Inde. La plupart des villageois avaient abandonné des terres devenues arides et rejoint les villes.
C’est en construisant à la main des milliers de réservoirs en terre, permettant de récupérer les eaux de pluie, que le processus de désertification découlant d’une surexploitation des eaux souterraines a pu être enrayé.
Les habitants ont parallèlement lancé un programme de reforestation. Les arbres regagnent du terrain, les surfaces cultivables ont été multipliées par trois, les rendements agricoles par dix.
Lancé en 1987 par la petite ONG Tarun Bharat Sangh, le projet a mobilisé les villageois qui ont creusé des centaines de « johads », réservoirs en terre installés au bas des collines. Ils permettent non seulement de récupérer la pluie, mais aussi les eaux de ruissellement qui sinon se perdent en surface.
Dans un premier temps les puits se sont remplis, puis, après plusieurs années, les cours d’eau ont commencé à se reformer.
Dans chaque village un comité a été constitué pour veiller à la préservation des ressources. Dans la région d’Arvari, ils ont été fédérés au sein d’un « Parlement de la rivière », qui légifère sur l’utilisation de l’eau.
Il a décidé d’interdire la plantation du riz ou de la canne à sucre, qui exigent trop d’eau, de prohiber les pesticides, d’interdire d’utiliser l’eau à des fins industrielles, ou de vendre son terrain à une industrie.
En dix ans les paysans, autrefois condamnés à l’exode rural, ont vu le prix de leurs terres multiplié par 150. Ils produisent suffisamment pour exporter légumes et céréales dans toute la région. Asséchée depuis plus de soixante ans, la rivière Arvari est ressortie de terre en 1996, avant que quatre autres cours d’eau ne renaissent à leur tour, redonnant vie à des villages condamnés à l’abandon.
En quinze ans le projet s’est chiffré à 1,5 million d’euros. Le montant a minima des indemnités de licenciement que perçoit un capitaine d’industrie dans un pays développé.
Lire :
- “Restauration des écosystêmes, restauration des sociétés”.
par Alain Claude Burgevin Galtié
En Terre étrangère : les paroles et les actes
Le 20 novembre 2012, l’Agence régionale pour la protection de l’environnement (ARPE), outil du conseil régional Midi-Pyrénées, organisait un petit déjeuner à Toulouse. Sujet : la valeur économique de l’eau, autrement dit les “services” que rend la nature, par exemple, avec les zones humides, à la gestion quantitative et qualitative de l’eau.
Mr Marc Abadie, alors Directeur de l’Agence de l’eau Adour Garonne introduisait les festivités en évoquant l’article paru le jour même dans le quotidien régional “La Dépêche”, propriété de M. Jean-Michel Baylet, qui se félicitait de l’avis favorable rendu par la commission d’enquête publique sur le projet de "retenue “ de Sivens.
Souriante schizophrénie : d’un côté un discours sur la protection des zones humides, de l’autre le rapport de la commission d’enquête publique favorable à la “retenue” de Sivens, qui détruira la zone humide du Testet.
Les mêmes applaudissaient bien évidemment sans retenue (même collinaire), l’ode au retour à une "agriculture agronomique" qui permet aux sols de stocker de l’eau, comme le rappelait la Lettre de la SCOP Sagnes…
Monsieur Abadie, interpellé par ce que l’on ne stigmatisait pas encore à l’époque comme un “djihadiste vert”, avouait sans barguigner assumer cette schizophrènie : “On peut détruire une zone humide sans regrets s’il y a des compensations.”
Ceci au nom du réchauffement climatique et de l’augmentation de la démographie dans le Sud-ouest, de l’économie, avec le maïs irrigué, la production électronucléaire etc. “C’est la société qui veut ça.”
Le site de l’Agence de l’eau Adour Garonne présentait d’ailleurs fort opportunément à l’occasion l’exercice de prospective "Garonne 2050" tout droit issu des cogitations des brillants cerveaux de la CACG.
Il présentait cinq scénarios. Quatre privilégiaient le stockage dans des retenues collinaires, plus ou moins selon l’évolution politique, et... selon la possibilité de recours à des financement publics…
Le cinquième, le scénario "Sobriété", entendre l’austérité, horresco referens, agitait le spectre de la crise subie.
Cette prospective était soumise à une consultation publique et devait servir à établir la revision du SDAGE, pour la période 2015-2018.
Du matraquage idéologique “mainstream” avec, à Toulouse, dans le gratuit du métro 20’, des articles de M. Abadie insistant sur l’obligation de s’adapter au réchauffement climatique, et d’augmenter pour ce faire… le stockage des hautes eaux d’hiver dans des retenues collinaires.
Peu avant un colloque “Eau et avenir durable des territoires” avait déjà martelé le même message les 26 et 27 novembre de la meme année.
Noir Périgord
Dans le Gers, la retenue de La Barne, près de Ju-Belloc, est très similaire à celle de Sivens dans le Tarn. Elle a aussi ses détracteurs, et ses partisans, qui soulignent son importance pour la bonne santé du milieu aquatique.
Bien vivre dans le Gers, et d’autres associations, qui manifestaient fin octobre à Auch contre le barrage de Sivens, en profitaient pour souligner leur opposition au futur barrage de La Barne.
Placée sur un ruisseau, la Barne, qui se jette dans l’Arros, affluent de l’Adour, le projet, en voie d’achèvement, va s’étendre sur 20 hectares et permettre la retenue de près d’un million de m3 d’eau, derrière une digue de 15 mètres de hauteur tout juste achevée un mois plus tôt.
« Ce barrage doit coûter 2,7 millions d’euros, tempêtait Sylviane Baudois, la secrétaire de Bien Vivre dans le Gers, et fait partie de la dizaine de barrages prévus dans le département ! Ces projets vont coûter dans les 100 millions d’euros au contribuable, et ne tiennent pas la route. Nous demandons avant leur poursuite qu’une commission indépendante juge leur utilité. »
Cible des opposants, l’Institution Adour et l’Établissement public territorial de bassin de l’Adour (Eptb) dirigé par 20 conseillers généraux qui ont la maîtrise d’ouvrage.
« Ces barrages ne servent qu’à une agriculture intensive, et tous les contribuables vont payer pour elle. »
Les barrages gersois ne sont en réalité pas… des barrages, mais des « retenues » : les barrages « barrent » un cours d’eau, quand la retenue est creusée non loin de celui-ci pour être remplie par les pluies.
Ces retenues, clament leurs promoteurs, ne servent pas qu’à l’agriculture. Et celle de la Barne ne fait pas exception.
« Elle fait partie des projets prioritaires de l’Institution Adour d’ici 2021, précisait à la Dépêche Bernard Malabirade, président de la FDSEA 32. Et son but premier, c’est l’étiage de l’Adour. »
L’étiage correspond au point le plus bas atteint par un cours d’eau. « 30 % au minimum des capacités de la Barne sont destinés à la salubrité. Et ça peut monter à 80 %, lorsque la sécheresse frappe. On ne rajoutera pas un hectare de surface irriguée autour de ce lac. Il est faux de dire qu’il ne va servir qu’à l’agriculture. »
Même son de cloche du côté de la chambre d’agriculture du Gers. Celle-ci, en lien avec l’Institution Adour, gère pour l’État les volumes prélevables du bassin de l’Adour. Une véritable délégation de service public, qui impose la construction de retenues !
« Un tel ouvrage a toujours plusieurs rôles, expliquait Henri-Bernard Cartier, président de la Chambre d’agriculture. Celui d’irriguer, mais c’est loin d’être le seul, et dans le futur, ce sera peut-être bien secondaire ! Une retenue régule l’étiage, permet d’assurer la salubrité en aval. Actuellement, avec l’arrière-saison sèche, sans les lacs de retenue, l’alimentation en eau du Gers poserait un problème. Le contrôle de l’étiage, c’est aussi l’assurance de préserver le débit biologique des cours d’eau. Sans cela, plus de vie aquatique. »
Un étiage faible entraîne la concentration de tous les toxiques contenus dans les cours d’eau. L’eau réchauffe également plus vite, au détriment des espèces aquatiques.
Francis Daguzan, le vice-président du conseil général en charge des questions hydrauliques, le reconnaissait sans détours : « Il manque 10 millions de m3 pour sécuriser l’étiage. Et il faut pour cela 10 retenues de plus. C’est le fruit des études déjà menées ». Et d’évoquer les problèmes récurrents concernant l’alimentation en eau potable, jusqu’à l’année 1989, où un accord avait pu être établi.
« Depuis, on a corrigé. L’économie - et sur ce plan, dans le Gers, l’eau ne concerne que l’agriculture - passe après le milieu naturel et la salubrité. »
Invention remarquable du Parti du maïs, qui préside à tout ce qui peut se présider dans le Sud-Ouest, la « salubrité », concept hors-sol gravé dans le marbre des murs (en brique rouge) de l’Agence Adour-Garonne exprime une notion qui dépasse la seule hygiène.
La "salubrité" pour un bassin, c’est en premier lieu la régularité des débits. Ainsi le SDAGE lancé en 2000 et approuvé en 2009, en fixe les contraintes. Un bassin comme l’Adour, qui dépend de la fonte des neiges pyrénéennes, serait régulièrement à sec, sans les lacs artificiels.
Ils ont pour rôle de maintenir l’étiage des différents cours d’eau, pour permettre d’alimenter les urbanisations en eau potable, mais aussi pour préserver le milieu.
Et cela bien au-delà des frontières du Gers : le département a ainsi obligation d’assurer un débit minimum dans la Garonne.
Et c’est ainsi qu’Allah, et Maïsadour, et la CACG… sont grands !
Retour à Sivens
Dans ce contexte, on ne sera dès lors pas surpris d’apprendre, en consultant le désormais fameux « Rapport d’expertise du CGEDD », qu’il y a eu étude d’impact, enfin une étude allant jusqu’à identifier les différentes espèces et reconnaître "la présence d’espèces protégées et d’habitats protégés". Il a même été envisagé une « compensation » avec un coefficient autour de 2, et la restauration de certains tronçons aval. Il y a eu consultation de la fameuse Autorité Environnementale, etc.
Avec pour résultat, pour finir, comme on le sait, l’anéantissement.
Second enseignement, qui prend forme très vite : cette histoire de « compensation » relève d’une culture impérialiste qui a supprimé toute l’intelligence sensible (Donald Worster "Les pionniers de l’écologie", titre originel : “Nature’s Economy »).
Ici, on détruit des habitats originaux et une quantité indéterminée de vies, donc tout un ensemble si complexe que l’on ne peut le comprendre tout à fait, et sûrement pas le déplacer ou le reproduire. Cependant, les technos prétendent bien évidemment en reconstituer l’essentiel... Aussi simple que les vases communicants. Vision de pure réduction mécaniste ! Ecologie Potemkine.
Puis, une interrogation. Le rapport du CGEDD ne précise nulle part si l’ouvrage (le "réservoir de stockage d’eau") est seulement conçu pour l’irrigation classique, ou s’il a été pensé aussi pour réalimenter la nappe phréatique, donc si son fond devait être étanche ou non.
Aucune trace de ce distinguo dans l’expertise rendue publique en octobre dernier. C’est, pourtant, une caractéristique extrêmement importante.
On découvre en effet aisément, à l’occasion, que les "retenues collinaires" sont réalisées avec un fond étanche...
Or le grand intérêt des "retenues collinaires" et autres « Johads », comme nous l’avons vu au Rajasthan, c’est de retenir l’eau pour alimenter les nappes phréatiques, afin que cette régulation de l’eau bénéficie à tout l’environnement, pas de permettre de faire de l’irrigation avec des pertes colossales par évaporation et salinisation…
En cherchant encore un peu, nul besoin pour ce faire d’être Ingénieur des Ponts et des Eaux et forêts, on vérifie qu’il était prévu une étanchéité avec lit d’argile déposé à Sivens, d’où le grattage et le dessouchage intégral du fond de la retenue, brutalement ordonné par le Conseil général du Tarn, sous la protection des forces de l’ordre, et qui s’est terminé comme on sait.
Ici on oublie que la nature se satisfait à elle-même, et que l’intervention de l’homme ne fera, dans le cas présent, qu’accroître les problèmes à venir.
Car la mise en place d’un fond argileux va limiter les échanges avec la nappe existante et, à terme, risque de faire disparaître la dite nappe.
Ici tout le monde semble avoir oublié de s’interroger : quels seront les impacts de l’imperméabilisation sur les écosystèmes proches qui en dépendent, notamment forestiers ? Comme sur les autres usages à partir de la nappe "en bon état" ?
L’aménagement projeté risque bien à terme d’être plus préjudiciable que le non aménagement vis à vis de la ressource en eau, lors même qu’il existe d’autres moyens pour compenser le manque d’eau, comme le maintien, et le développement d’un couvert forestier, ce qu’on appelle l’agroforesterie, qui est désormais officiellement soutenue par le ministère de l’Agriculture de M. Stéphane Le Foll…
Le rapport d’expertise précité précise en effet l’importance d’un décapage soigné du fond, et que 43 000 m3 de matériaux devront être importés…
Un schéma voisin donc pour le « barrage » de Sivens, que celui des « retenues collinaires », qui sont installées dans des talweg. Ainsi pour les retenues de substitution, appelées "bassines" que la CACG, encore elle, a massivement implantées en Poitou Charentes, c’est avec des géomembranes, genre Bidim, posées entre deux géotextiles, qu’est assurée l’étanchéité.
Sivens c’est plus qu’un talweg, mais un vallon déjà "formé" géomorphologiquement, et vu sa taille le coût du Bidim semble difficile à justifier.
Au final, la dimension du projet et, surtout, sa substitution à une zone humide le trahissaient. L’étanchéification du fond achève le tableau. Ces retenues n’ont aucun rapport avec la restauration écologique qui est l’objectif des "johads" indiens et autres techniques de réalimentation des nappes phréatiques et de régulation des étiages par infiltration et non par lâchages ! Affligeant.
L’objectif est ici clairement le détournement du bien commun. L’eau de pluie qui doit profiter à toutes les vies, à "l’économie de la nature", est détournée et privatisée par une forme d’économie si réductionniste qu’elle vit au détriment du bien commun de l’écosystème.
Que deviendrait la nappe phréatique avec ce projet ? La zone humide qui contribuait à l’alimentation de celle-ci une fois supprimée, l’eau détournée et largement évaporée... Le niveau de la nappe ne risquerait-il pas de baisser, rendant (pour les mécanistes), plus nécessaire encore les retenues étanches et l’irrigation ? Etc.
Cela a-t-il été étudié ? La "compensation" prévoit-elle l’alimentation de la nappe ?
Le fameux rapport d’expertise n’évoque même pas la nappe phréatique, mais seulement "l’aquifère" pour dire que l’existence des zones humides résulte de la présence d’un aquifère temporaire (?), etc. (page 8).
Cet "aquifère" n’aurait-il pas de rapport avec la nappe phréatique qui dépend beaucoup des zones humides ? L’alimentation de la nappe phréatique par les zones humides n’a ainsi été envisagée que très légèrement...
Ainsi le rapport d’expertise semble-il oublier la nappe phréatique, n’établissant de rapport qu’entre l’agriculture et l’irrigation. De même, le "soutien d’étiage" semble ne dépendre que des lâchages superficiels…
L’ensemble de l’approche apparaît dès lors de plus en plus superficielle, ne se préoccupant que des eaux de surface, un peu comme si une étude botanique oubliait les racines...
Si l’on s’intéresse par exemple aux systèmes d’épandage de crues (« spate irrigation » en anglais), comme alternative à l’irrigation par pompage au Sahel, on affronte un contexte difficile où, avec les villageois et les nomades, on raisonne l’inféro-flux, la nappe alluviale, la ripisylve et les berges, lit mineur et lit majeur, les débits solides, le colmatage et la construction des sols alluviaux et des dépôts limoneux cultivables... la nappe phréatique et l’aquifère étant toutes autres choses.
Mais les ingénieurs, la DREAL, le CGEDD, la CACG… raisonnent le milieu en termes de tuyaux.
Quant à Manuel Valls, il a déclaré à la télévision que le barrage de Sivens servirait, aussi, à alimenter Montauban en eau potable !
Sortir de l’impasse de Sivens ? Stage obligatoire de 12 mois au Mali et au Rajasthan pour Ségolène Royal, Manuel Valls, Thierry Carcenac, le Préfet du Tarn, et tous les IGREF !
SIVENS/TESTET : le dossier d’Eaux glacées
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