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L’avenir de l’eau. Ressource contre droit humain ?, par Riccardo Petrella (*)
16 octobre 2012
par
- eauxglacees.comDans le cadre des travaux de l’annuelle Assemblée Générale de l’ONU qui s’est ouverte le 18 septembre dernier, les Ministres des affaires étrangères de plusieurs pays avaient préparé une rencontre spéciale sur la crise de l’eau, qui s’est déroulée du 23 au 29 septembre 2012. Mais les propositions en débat établissaient volontairement une opposition artificielle entre la protection, la conservation et le bon usage efficient et économique de la ressource en eau, considèrées comme absolument prioritaires - et le droit humain à l’eau, volontairement ignoré, voire considéré comme un faux problème et un obstacle à une bonne gestion de l’eau et à la solution de la crise mondiale de l’eau. Ce qui peut augurer d’une inquiétante inflexion des politiques de l’eau à l’échelle internationale.
L’évènement méritait une attention particulière. A la base de cette rencontre se trouve le Conseil InterAction (IAC), un groupe de 40 anciens chefs d’État et de gouvernement, présidé par l’ex premier ministre canadien, Jean Chrétien. (1)
Or, l’IAC a confirmé dans un nouveau rapport (2) que la planète est confrontée à une crise de l’eau grandissante, et que l’impact futur de la rareté de l’eau pourrait être dévastateur. Dès lors, le groupe demandait, à juste titre, au Conseil de sécurité de se pencher spécifiquement sur la sécurité de l’eau, et de considérer la question de la ressource eau comme l’une des principales préoccupations de la communauté internationale.
Une initiative louable (3) s’il n’y avait pas un hic, à savoir que dans sa démarche et ses propositions, l’IAC, non seulement oublie de mentionner la question fondamentale du droit humain à l’eau et la priorité de la concrétisation de ce droit pour trois milliards d’êtres humains, mais établit donc volontairement une opposition artificielle entre la protection, la conservation et le bon usage efficient et économique de la ressource eau - qu’il considère absolument prioritaires - et le droit humain à l’eau, qu’il ignore, voire considère comme un faux problème et un obstacle à une bonne gestion de l’eau et à la solution de la crise mondiale de l’eau. D’ailleurs un chapitre entier du rapport est dédié à démontrer cette dernière thèse (4).
Etonnant ? Oui et non.
Pour bien comprendre la nature de l’enjeu en cause, il faut rappeler qu’en 1992, sous la pression de la Banque mondiale et du monde des affaires, la communauté internationale affirme pour la première fois dans l’histoire que l’eau doit être considérée principalement comme un bien économique – non plus comme un bien social, collectif - et donc soumis aux principes et aux mécanismes de l’économie (capitaliste de marché). (5)
Sur cette base, la marchandisation de l’eau et la libéralisation et la privatisation des services hydriques prennent une envolée rapide à travers le monde. La financiarisation s’en suit massivement (on ne compte plus, à partir de 2000, les fonds d’investissement spéculatifs internationaux spécialisés dans le secteur de l’eau).
Depuis, on travaille avec acharnement à la monétisation de l’eau en tant que telle (donner une valeur monétaire marchande aux fleuves, aux nappes, à l’eau de pluie, aux glaciers..) dans le cadre de la monétisation généralisée de la nature. (6)
L’approche économique devient omniprésente, elle s’impose en tant que norme, voire dogme. La politique de l’eau devient essentiellement une politique de gestion optimale, par rapport au capital investi, d’une ressource naturelle et industrielle de plus en plus rare, et que l’économie capitaliste financière contribue logiquement à rendre économiquement plus rare pour créer davantage de la valeur.
Les mobilisations et les luttes des peuples, des paysans, des populations autochtones, des citoyens opposés à un tel asservissement de la conception de la vie et de la vision de la Planète Terre aux logiques marchandes et financières n’ont pas réussi a renverser la tendance.
La domination des intérêts des grands groupes industriels, financiers et commerciaux est adamantine, globale, à quelques rares exceptions. Leur victoire politique et culturelle semble sans faille, définitive.
Puis, grâce à un petit pays comme la Bolivie, une dynamique internationale s’affirme et, le 28 juillet 2010, l’Assemblée Générale des Nations Unies adopte une résolution reconnaissant l’accès à l’eau potable et à l’assainissement comme un droit humain, c’est-à-dire universel, indivisible et imprescriptible. Quelques mois après le droit humain à l’eau est inclus dans la catégorie des droits justiciables.
Ce fut une grande victoire du Droit, de la Loi juste, une formidable avancée politique et culturelle réalisée à l’échelle de l’institution politique mondiale la plus représentative de la communauté internationale. Ce fut un choc pour les groupes dominants dont l’opposition à cette résolution se révéla perdante.
La résolution fut adoptée à une grande majorité contre la volonté de la plupart des Etats du « Nord » (Etats Unis, Canada, Australie, Japon, Nouvelle Zélande et 16 Etats membres sur 27 de l’Union Européenne parmi lesquels les plus combatifs furent le Royaume-Uni, la Pologne....).
Les Etats « perdants » n’ont pas attendu longtemps pour essayer d’effacer l’importance et l’influence de la résolution qui, évidemment, met en question la primauté économique marchande.
La résolution a en outre trouvé un soutien remarqué dans le dernier document sur l’eau publié en mars 2012 par le Saint Siège (7).
Pour la première fois dans l’histoire récente, l’Eglise Catholique affirme clairement que l’eau n’est pas une marchandise et qu’il faut garantir le droit humain à l’eau pour tous. En outre, elle abandonne la position de neutralité vis-à-vis à la question de la propriété et de la gestion de l’eau. Le document du Vatican penche en faveur de l’eau bien commun, et d’une gestion plutôt publique que privée marchande.
Ainsi, ces Etats ont cherché à éviter toute référence au droit à l’eau dans le document final soumis à l’adoption du Sommet de la Terre de l’ONU « Rio + 20 ». Le Canada a été le dernier pays à abandonner la tentative juste trois jours avant la remise du projet du document final aux Etats participants au Sommet.
Oublier, faire comme si la résolution de l’ONU n’avait pas été adoptée ou n’avait aucune valeur. La stratégie de l’oubli a été aussi adoptée par la Commission européenne, dont on connait la nette orientation marchande et productiviste en matière d’eau et des services publics locaux.
Dans le document que la Commission a soumis entre mai et juillet 2012 à une consultation non contraignante en vue de la rédaction du document « Plan de sauvegarde des Eaux d’Europe » (8) elle ne mentionne pas le droit à l’eau et à l’assainissement.
Les 12 problèmes/enjeux qui, selon la Commission européenne, marqueront la politique européenne de l’eau pour la période 2016-2030 sont tous d’ordre naturel/environnemental (quantité et qualité de l’eau) et économique (gestion efficace et rentable, compteurs, le prix de l’eau et sa structure, financement des investissements.....).
La seule manifestation d’intérêt aux aspects sociaux et humains concerne une rapide référence aux Objectifs du Développement du Millénaire (OMD) de l’ONU en matière d’eau (réduction par moitié en 2015 du nombre de personnes n’ayant pas accès à l’eau potable et à l’assainissement).
Or, le document de la Commission qui sera rendu public en novembre 2012 est destiné à devenir la « bible » de la politique européenne de l’eau jusqu’en 2030.
Plus forte encore que la stratégie de l’oubli, les opposants au droit humain à l’eau ont adopté la stratégie de la ressource, à savoir mettre tout l’accent sur la rareté de l’eau en tant que ressource naturelle fondamentale et essentielle pour la vie économique et donc pour l’agriculture (alimentation et santé), pour l’énergie (l’électricité, pas de bien-être sans électricité...), pour l’industrie (les automobiles, les journaux, les plastiques, les ordinateurs, les activités minières... ont énormément besoin d’eau...) .
La thèse est devenue : s’il n’y a pas d’eau en quantité suffisante et qualité adéquate, il n’y a pas de droit réel à l’eau. Apparemment logique, cet argument est profondément mystificateur car le « vrai » message qui en découle est qu’il faut, avant tout, garantir une gestion économiquement rentable de l’eau si l’on veut disposer des énormes capitaux financiers privés nécessaires pour contrecarrer la rareté de l’eau, la finance publique étant incapable d’y faire face.
Si la rentabilité est assurée, dans ce cas affirment-ils l’économie mondiale trouvera les ressources financières et on pourra permettre à tous l’accès à l’eau moyennant, évidemment, paiement et un prix de l’eau abordable et croissant au prix du marché (comme dans le cas du pétrole, d’où l’analogie entre « l’or noir » et « l’or bleu »). (9)
Au contraire, si l’on met en avant garde le droit universel à l‘eau et, qui plus est, sur la base du principe de la gratuité du droit (c’est-à-dire la prise en charge des coûts du droit par la fiscalité), les capitaux privés fuiront sous forme d’évasion fiscale et d’orientation vers d’autres secteurs rentables.
L’opposition entre « ressource » et « droit » appliquée à l’eau est tout simplement une escroquerie scientifique et politique. En réalité, les groupes sociaux dominants riches, ainsi que les grandes entreprises transnationales industrielles et commerciales, ne veulent pas partager la prise en charge du droit à la vie de tous les êtres humains et le droit du vivant de notre Planète.
Ce qui intéresse les industries informatiques et des télécommunications, dont les besoins en eau de très grande pureté sont considérables, c’est qu’elles puissent continuer à inonder le monde de iPad, iPhone, computers et téléphones mobiles.
Le fait qu’il y ait davantage de personnes ayant accès aux téléphones mobiles qu’aux toilettes ne constitue pas un problème, du moins pour elles, bien que l’on sache qu’on peut vivre sans iPad ou téléphones mobiles, alors que, d’après l’UNICEF, cinq mille enfants meurent chaque jour à cause de maladies dues au manque d’accès à l’eau.
De même, Coca-Cola s’inquiète de la pénurie croissante d’eau parce que l’eau est sa principale matière première et elle craint une aggravation de la crise de l’eau. C’est pour cette raison qu’ elle cherche à introduire des techniques permettant de diminuer ses besoins d’eau pour pouvoir maintenir sa capacité de produire toujours plus de boissons (en 2008 elle a employé 831millions de litres par jour, suffisant pour alimenter en Europe une ville de plus de 2 millions d’habitants).
Le même discours vaut pour Nestlé, Danone, Pepsi-Cola, Buitoni, Inbev, Monsanto, Syngenta, General Electric, Unilever, BASF ainsi que Alcoa, Rio Tinto (on sait que les industries minières figurent parmi les plus gros utilisateurs d’eau).
Même les compagnies d’assurance sont préoccupées par l’augmentation en nombre et intensité des catastrophes liées aux sécheresses et inondations.
Aucune de ces entreprises ne s’active dans le domaine de l’eau en raison d’une passion soudaine pour l’environnement, ou par souci de permettre à tout le monde d’avoir accès à l’eau. Pas d’altruisme ni d’écologisme Ce qui les pousse à agir est maîtriser le prix de l’eau et, ainsi, préserver un niveau élevé de profit pour leurs actionnaires. D’où leur grand empressement en faveur de l’innovation technologique, y compris le dessalement de l’eau de mer et l’augmentation de la productivité de l’eau (exemple : plus de céréales par goutte d’eau), et le financement par le secteur privé.
Le président de Nestlé a même proposé en 2011 la création d’une Bourse mondiale de l’eau comme moyen de solution au problème de la rareté de l’eau ! Peut-on dans ces conditions s’étonner que les Etats, de plus en plus soumis aux intérêts des plus forts, abondent du côté de la gestion optimale de la ressource plutôt que du côté du droit à l’eau, à la vie ?
Alerte. Il en va du devenir de l’humanité.
(*) Président de l’Institut Européen de Recherche sur la Politique de l’Eau à Bruxelles (www.ierpe.eu)
NOTES :
(1) Il a été créé en 1983. www.interactioncouncil.org Sont membres actuellement, entre autres, Nelson Mandela, Gro Harlem Brundtland, Romano Prodi...
(2) The Global Water Crisis : Addressing an Urgent Security Issue), présenté le 12 septembre dernier et financé par la Fondation canadienne Walter et Duncan Gordon et le soutien de l’ONU/ Université des Nations Unies et de Tides Initiative.
Voir :
www.inweh.unu.edu/WaterSecurity/documents/WaterSecurity_FINAL_Aug2012.pdf
(3) La proposition que les problèmes de l’eau fassent l’objet d’une intervention du Conseil de sécurité de l’ONU est partie intégrante du Mémorandum pour un Protocole Mondial de l’Eau, présenté à la Conférence de l’ONU de Copenhague en 2009 par le World Political Forum, présidé par Mikhaïl Gorbatchev et rédigé par l’Institut Européen de Recherche sur la Politique de l’Eau.
(4) Il s’agit du chapitre 3.3 ”False Panacea : The Human Right to Water” , de la Partie 3 “ Will the Right to Water Alleviate the Global Water Crisis ?”. Voir pp.136-141
(5) Cfr La Déclaration de Dublin, les quatre principes adoptés par la Conférence Internationale de l’ONU sur l’eau et l’environnement, à Dublin en janvier 1992, en préparation du Sommet Mondial de la Terre de juin 1992 à Rio de Janeiro.
(6) La « monétisation de la nature » (« Valuing nature ») a été acceptée à Johannesburg lors de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement (CNUED) de 2002 « Rio+10 ». Elle a été au coeur des délibérations de la nouvelle Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement (CNUED) « Rio+ 20 » de 2012 à Rio sur le thème de l’économie verte.
(7) Conseil Pontifical Justice et Paix, L’eau. Un élément essentiel pour la vie. Instaurer des solutions efficaces. Contribution du Saint-Siège au VIème Forum Mondial de l’Eau,Marseille, mars 2012.
(8) Plus connu sous Blueprint to safeguard Europe’s Waters Ressources , cfr European Commission’s water Blueprint webpage :http://ec.europa.eu/environment/water/blueprint/index_en.htm
L’approche inspirant le « Blueprint » est largement influencée par un important document de la Commission européenne de 2007, Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, Faire face aux problèmes de rareté de la ressource en eau et de sécheresse dans l’Union européenne SEC(2007) 993 SEC(2007) 996)/* COM/2007/0414 final */
(9) Ces thèses sont au centre du rapport d’un groupe d’experts, présidé par Michel Camdessus, ancien directeur général du FMI, et mis en place par le Partenariat Mondial pour l ’Eau, le Conseil Mondial de l ’Eau et le 3e Forum Mondial de l ’Eau à Kyoto, organisations sœurs très favorables à la marchandisation de l’eau et à la privatisation des services hydriques. Cfr Financer l’eau pour tous, 2003
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