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La « gestion active de l’eau », rêve fou du nouveau bio-capital

12 juin 2007

par Marc Laimé - eauxglacees.com

Nous avons déjà changé d’ère. Alors que les ressources en eau sont de plus en plus menacées, sur toute la planète, les tenants d’un nouveau néo-libéralisme vert promeuvent intensivement une gamme de « solutions technologiques » censées répondre à tous les problèmes de la gestion des ressources en eau. Cette fuite en avant fait l’impasse sur toute remise en cause d’un système productiviste destructeur, mais ouvre de fabuleux marchés aux grandes entreprises privées du secteur. Dans ce domaine la responsabilité de la France sera primordiale. Est-ce bien cette eau « high-tech » que nous voulons pour demain ?



La Société Hydrotechnique de France, illustre société savante, organisait les 12 et 13 juin 2007 à Paris un colloque consacré à la « Gestion active des eaux ».

Une rencontre qui a reçu le soutien du MEDD, du BRGM, de Veolia Water et de Suez-Lyonnaise.

Son programme incarne les très rapides mutations désormais à l’œuvre en matière de gestion des ressources en eau.

Car en dépit des mille et une déclarations officielles prônant un usage raisonné et raisonnable de la ressource, on n’ose dire « soutenable », les logiques lourdes qui se déploient dans la période illustrent bien plutôt une véritable fuite en avant qu’illustre à merveille le vocable de « gestion active ».

Dans la grande tradition des visions d’ingénieur, pour lesquels il n’existe pas de problèmes, juste des solutions, on voit donc se déployer très activement une intense promotion de toute la gamme des technologies artificielles réputées pouvoir répondre à tous les problèmes, tant quantitatifs que qualitatifs, que pose aujourd’hui la gestion de la ressource en eau.

Les nappes phréatiques baissent : on va les réalimenter !

L’eau fait défaut localement en raison de prélèvements excessifs, d’origine agricole, industrielle, énergétique, touristique… : vive la ré-utilisation des eaux usées !

Les ressources disponibles ne permettent plus d’assurer l’alimentation en eau potable : vive le dessalement !

Si l’on n’y prend garde, et l’on n’y prend pas suffisamment garde, c’est bien une nouvelle doxa qui émerge.

A chaque problème sa solution, nécessairement high-tech, mise au point par les grandes entreprises privées du secteur, au premier rang desquelles Veolia Eau et Suez-Lyonnaise…

Dès lors, sur fond d’alerte générale au changement climatique, c’est bien une nouvelle gouvernance high-tech qui se met en place à une vitesse vertigineuse.

Forts de leur expertise technologique les grands groupes privés du secteur travaillent à l’émergence du nouveau bio-capital, un néo-libéralisme vert, dont le nouveau gouvernement français a mesuré l’importance stratégique, en annonçant la tenue à l’automne prochain du fameux « Grenelle de l’Environnement » …

Ainsi, avec l’acquisition, annoncée le 12 juin 2007, pour 650 millions d’euros, de Thermal North America, qui exploite notamment le chauffage urbain à Boston, Philadelphie et Baltimore, et la climatisation à Los Angeles et Las Vegas, Veolia Environnement est devenu le premier opérateur de services énergétiques aux Etats-unis.

Pour financer ses investissements (4,2 milliards d’euros en 2006 et 6 milliards d’euros en 2007), le géant français des services à l’environnement a par ailleurs lancé une augmentation de capital de 2,6 milliards d’euros, avec droit préférentiel de souscription aux actionnaires...

Car, dans les trois ans qui viennent, M. Henri Proglio, P-DG de Veolia Environnement, qui a réalisé en 2006 un bénéfice net de 758,7 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 28,6 milliards, promet à ses actionnaires de faire croître le chiffre d’affaires d’au moins 10 % par an et de continuer à leur servir un dividende en hausse annuelle de 10 %. Tout en prévoyant un programme d’acquisitions compris entre 15 et 20 milliards d’euros entre 2007 et 2009…

La fenêtre de tir est idéale. Primo la gauche et les Verts sont au tapis. Une droite dominatrice s’est enfin délivrée du complexe qu’elle nourrissait vis-à-vis des valeurs traditionnellement portées par la gauche. On n’y reviendra pas.

Désormais les riches seront de plus en plus riches, et les pauvres…

Reste que la nouvelle ploutocratie, enfin libérée de son complexe moral, sent bien toutefois qu’elle est désormais menacée, à l’instar de ses épigones des autres pays développés, par les « dégâts du progrès ».

On va donc agir, légiférer, se protéger, au Nord, en promouvant des réglementations « vertes », qui vont ouvrir de nouveaux et fantastiques leviers de croissance au nouveau bio-capital…

Mais foin de prospective morose☺

Voyons un peu ce qui nous attend avec la « Gestion active des eaux ».

Ca va swinguer. Pas de problèmes, que des solutions. Qu’on en juge :

« Trois années de déficit hydrique ont conduit à chercher des solutions pour satisfaire au mieux la demande en eau. Les solutions rapidement applicables concernent les économies réalisables sur la consommation donc la demande. Sur l’offre c’est-à-dire sur la disponibilité de la ressource, peu d’idées ont émergé et peu de projets ont été proposés.

« La relation au climat a conduit à globaliser la question de l’eau à l’échelle nationale, voire mondiale, alors qu’elle est la juxtaposition de problèmes locaux, différents, chaque problème étant spécifique par les demandes, les moyens existants, les ressources qui restent à mobiliser. Il est trop tôt pour affirmer voire conclure que les déficits présents et à venir seraient une fatalité.

« L’image de rivières en basses eaux puis s’asséchant, a fait oublier que les eaux souterraines restent présentes en stocks considérables, abondamment renouvelés, en partie mobilisables sous certaines conditions (respect des conditions périphériques, respect du fonctionnement des autres composantes de l’hydrosystème).

« Le fait reste mal connu que les eaux souterraines réagissent avec une inertie très variable d’une nappe à l’autre, souvent importante, d’où un facteur temps qu’il faut apprendre à utiliser et propice à trouver des solutions palliatives inter-saisonnières.

« Un certain nombre de cas locaux relèvent d’une planification inadaptée des usages de l’eau comparativement à l’offre totale de ressource, pour lesquels les solutions quelles qu’elles soient impliqueront une révision au moins partielle de la demande.

« Le surcroît d’intérêt porté aux ressources en eau et à la valeur de l’eau, à la faveur des récentes années de déficit hydrique marque une période propice à la recherche de solutions qui devront être partagées par des acteurs multiples. »

Pour en savoir plus voir le site de la SHF :

« Gestion Active des Eaux »
Colloque organisé par la SHF avec le soutien de : MEDD, BRGM, INRA, Véolia Water et Suez-Lyonnaise

185ème session
du Comité Scientifique & Technique de la
SOCIETE HYDROTECHNIQUE DE FRANCE
25 rue des Favorites - F - 75015 PARIS
Tél. 01.42.50.91.03 - Fax 01.42.50.59.83
Mail : shf@shf.asso.fr
www.shf.asso.fr

Paris, 12 et 13 juin 2007
Auditorium du CNRS
3, rue Michel Ange 75794 Paris Cedex 16

Un exemple de gestion active : la réalimentation artificielle des nappes phréatiques

Depuis 50 ans la consommation d’eau dans le monde a triplé. Au point que le rythme de prélèvement dans les nappes est souvent supérieur à leur vitesse de reconstitution naturelle. Dans plusieurs régions d’Europe, leur niveau baisse de 1 à 3 mètres par an du fait de la surexploitation.

La réalimentation artificielle des nappes phréatiques (RAN) est dès lors mise en œuvre dans les contextes où l’exploitation intensive des ressources souterraines ne permet pas une planification durable des différents usages.

Cette technique est largement utilisée aux Etats-Unis, mais émerge seulement en Europe.

A Berlin, Veolia Eau a ainsi aménagé des bassins artificiels qui alimentent la nappe par gravité naturelle, qui lui apportent un surcroît d’eau d’environ 15%.

En France, ce sont les villes industrielles qui développent le plus ce mode de gestion (Paris, Lyon, Dunkerque, Dijon).

Pour soutenir la recharge des aquifères, on réalise alors l’injection d’eau de bonne qualité via des tranchées ou des forages d’injection. Cette eau doit ne comporter aucun excès de pollution (autre que la DBO) ou de matière en suspension.

On peut utiliser des ressources naturelles, comme celles des cours d’eau hors période de crue, ou artificielle, comme les eaux épurées de stations d’épurations.

Plusieurs technologies de recharge ont été développées au fil du temps.

La réalimentation peut ainsi intervenir par le biais de tranchées. Les sites favorables à ce mode de recharge doivent comporter une texture de sol permettant un temps de contact suffisant, d’environ cinq heures, entre le milieu aqueux et les particules pour permettre à l’autoépuration de se réaliser. Les sols trop filtrants (graviers) ou imperméables (argiles) ne conviennent pas à ce genre d’opération. Une perméabilité autour de 10-6 mm/heure est optimale. La perméabilité va aussi déterminer la surface nécessaire pour l’infiltration, en fonction de la charge polluante domestique, soit de 6 à 12 m2 par équivalent-habitant (EH).

Si la ressource est de très bonne qualité, on peut aussi accélérer la réalimentation en injectant l’eau au niveau de la nappe via des forages d’injection, on parle alors de réalimentation par puits perdu..

Quelle que soit la technique utilisée, le principal obstacle reste le colmatage. Si le curage est une technique coûteuse à mettre en oeuvre dans le cas de tranchées, elle est plus difficile à mettre en oeuvre dans le cas de forage. Aux Etats-Unis, la double utilisation des forages pour l’infiltration et l’extraction permet de remédier à ce problème, tout en diminuant la surface d’exploitation.

La réalimentation peut aussi s’effectuer par le biais de retenues d’eau. Les barrages collinaires (ou « bassines »), construits dans le but de favoriser l’infiltration dans les aquifères se rencontrent fréquemment dans les pays méditerranéens ou en milieu insulaire pour parer au risque d’intrusion salifère.

Les barrages d’inféro-flux sont également des solutions de stockage efficaces : en plantant des séries de pieux (ou de piliers de béton) dans les aquifères, on provoque une remontée de la nappe qui conserve la ressource de l’évapotranspiration, et remonte les niveaux piézométriques des forages en amont.

Le marché de la recharge artificielle semble promis à un bel avenir.

A Adélaïde, en Australie, le procédé mis en œuvre par Veolia Eau est très sophistiqué. Les eaux usées retraitées par l’usine de Bolivar peuvent être réinjectées directement dans la nappe par un puits.

« Pendant la saison sèche, cette eau est utilisée pour irriguer les cultures et, pendant la saison humide, pour recharger la nappe », explique Jean-Michel Herrewyn, directeur de la branche solutions et technologies de Veolia Eau.

Pour ce faire, l’eau fait l’objet d’un traitement par membrane très poussé, qui la rend potable. A terme, ce sont 10 millions de mètres cubes qui pourront ainsi être réinjectés chaque année par une quarantaine de puits.

La technologie permet donc d’augmenter la capacité des nappes et de disposer de davantage de réserves pour faire face aux déficits chroniques ou saisonniers. Pour ses défenseurs c’est aussi un moyen efficace de protéger les nappes côtières contre la pénétration de l’eau de mer et de prévenir l’affaissement des sols.

Le « boom » de la réutilisation des eaux usées

Dans un registre voisin, l’actuelle crise de l’eau australienne préfigure aussi le « boom » auquel semble promis au niveau international le « re-use », présenté comme une « méthode alternative » pour économiser l’eau et faire face à une crise potentielle.

Les principaux distributeurs d’eau français, Suez environnement et Veolia eau, développent en effet activement des projets de « re-use ».

Le marché semble prometteur, si l’on en croit le rapport publié le 31 mai 2005 par l’Institut Global Water Intelligence, « Water reuse markets 2005-2015 : A global assessment and forecast » :

« Sur les 369 milliards de mètres cubes d’eaux usées collectés dans le monde chaque année, 7,1 m3 sont réutilisés. C’est ce qu’on appelle le « re-use ». D’ici 2015, le volume d’eau réutilisée devrait connaître une croissance de 180%. Le dessalement de l’eau de mer, autre méthode alternative, enregistrerait « seulement » une augmentation de 102%. La Chine et la zone Moyen-Orient/Afrique du Nord sont les principales régions qui devraient voir leur capacité installée augmenter pour le re-use, respectivement de 29% et de 12% d’ici 2015. »

Lors d’une conférence de presse tenue à Paris le 22 septembre 2006, le directeur général de Veolia eau, M. Antoine Frérot, vantait les mérites du re-use, dont l’un des avantages résiderait dans le fait que « la ressource augmente en même temps que la population augmente ».

De plus, ce système serait moins coûteux que le dessalement, l’eau importée, ou l’eau puisée à plus de 800 mètres de profondeur. Mais tout dépend de la qualité finale souhaitée et donc des étapes de traitement à ajouter à la sortie des stations d’épuration. Ainsi, selon M. Antoine Frérot, le prix du m3 d’eau recyclée peut aller de 10 à 50 centimes d’euros.

Utiliser le re-use pour produire de l’eau potable est loin d’être d’actualité en France.

La capitale de la Namibie, Windhoek, est d’ailleurs la seule ville au monde à produire son eau potable directement à partir des eaux usées.

« Il est techniquement possible de réutiliser les eaux usées pour produire de l’eau potable, mais il existe des freins psychologiques », indique-t-on parallèlement chez Suez environnement.

Les deux concurrents se limitent donc pour l’instant à l’irrigation des cultures, à l’arrosage des espaces verts et des terrains de golf, ou au recyclage des eaux de « process » dans certaines usines.

Veolia mène tout de même actuellement quelques projets de re-use en France.

Le golf de Sainte-Maxime (Var), dont la consommation est équivalente à celle de 15 000 habitants, est en partie arrosé à partir d’eaux usées.

Dans une partie de la baie du mont Saint-Michel (Manche), les eaux usées sont acheminées dans des bassins de lagunage, où des bactéries se chargent du traitement. Des cultures maraîchères sont irriguées grâce à cette eau recyclée.

Mais les deux groupes distributeurs d’eau ont surtout investi dans des projets à l’international.

Suez environnement, via sa filiale Degrémont, a par exemple construit à San Luis Potosi (Mexique) une station d’épuration inaugurée début 2006. Elle doit contribuer au recyclage de 80.000 m3 d’eaux usées par jour. Une partie de l’eau obtenue est utilisée pour irriguer des cultures, et l’autre partie sert de liquide de refroidissement dans une centrale thermique.

Le meilleur des mondes ?

Marc Laimé - eauxglacees.com