Il aura suffi d’une rencontre entre un journaliste du palmipède et un représentant de « nos amis des moulins » pour relancer la polémique, déjà rien moins qu’apaisée, entre les protagonistes d’un bras de fer qui empoisonne le petit monde de l’eau depuis des lustres, et ne semble donc pas à la veille de se tarir…
Faut-il « araser » les milliers d’obstacles et de moulins qui s’apposent à la « continuité écologique » des rivières, objectif phare de la mise en œuvre de la DCE, brandi depuis bientôt deux décennies par l’Etat et nombre de défenseurs de l’environnement, ou s’agit-il d’un subterfuge scandaleux qui vise à occulter l’absence d’action de l’Etat contre la pollution massive des eaux par l’agriculture ?
L’article signé par Alain Guédé dans le Canard Enchaîné le 19 août dernier a remis un copieux lot de pièces dans le bastringue, et c’est reparti pour un tour ! On attend la contre-attaque du groupe de travail dédié du Comité national de l’eau…
En attendant c’est FNE qui s’y est collé en adressant le poulet ci-après au Canard :
"Cher Canard,
Ton article titre "Les moulins à eau condamnés au naufrage", publié en page 4 et annoncé en couverture de de ton numéro du 19 août, a laissé nos associations de protection de l’environnement le bec pantois...
Cet article reprend en effet sans beaucoup le modifier l’argumentaire des lobbies des moulins privés contre lequel nous nous battons trop souvent. Cela ne serait pas problématique si cet argumentaire n’était pas truffé de contrevérités "pansurlebec-esques" :
– "Ce Décret les autorise à effacer la majorité de quelques 60 000 retenues d’eau après une simple déclaration". Les 60 000 retenues mentionnées ne sont pas toutes des retenues de moulins. Beaucoup sont des retenus d’irrigation, ou d’anciens captages d’eau, qui sont sans usages et bouleversent pour rien nos cours d’eau. Il est donc faux d’assimiler "60 000 retenues" et la question des anciens moulins.
– Au sujet de la directive européenne, "Le terme biodiversité n’est jamais mentionné, et surtout, elle est muette comme une carpe sur la liquidation des moulins" : on s’étrangle quand on connait le sujet...
La directive cadre sur l’eau de 2000 mentionne un objectif de reconquête de la qualité écologique des cours d’eau, et notamment la restauration de la "continuité des rivières" !
Fondement des politiques d’effacement des anciens seuils sans usages et des seuils d’anciens moulins à roue. Les services publics de l’environnement s’appuient en effet non pas sur cette "bible" mais sur ce texte de droit, transposé dans le code de l’environnement, pour satisfaire l’intérêt général. Donc en effet pas le mot "biodiversité" car ce n’est pas le sujet...
– Les "Agences régionales de l’eau" mentionnées par l’article n’existent tout simplement pas ! Les "Agences de l’eau" sont des agences de bassin hydrographiques et non des agences "régionales". Elles mettent en oeuvrent la politique publique de la gestion de la ressource en eau, bien commun, et en effet ont à se battre comme nous contre le lobby des propriétaires privés de moulins qui tentent de s’accaparer la ressource à leur seul profit.
– Sur "le refus de l’écologie punitive", Alain Guédé aurait découvert, si il avait interrogé les acteurs de ce dossier, que l’administration a engagé sur plusieurs bassins hydrographiques une politique dite « apaisée » de restauration de la continuité (instruction du 30 avril 2019 et non de janvier 2010...) qui consiste à une très forte priorisation des opérations : accompagnement des mises au norme et effacement des seuils (pas que de moulins) sans usages. Sur le bassin du Rhône par exemple, cette priorisation a été effectuée de longue date avec seulement environ 1400 seuils dans la cible, aboutissant à 50% de réalisation en fin 2021 sachant qu’il n’y a pas que des effacements ou des arasements loin s’en faut et qu’à côté de ces moins de 1400 seuils, beaucoup d’autres seuils sont spontanément mis aux normes sans aucun problème.
En bref, ce n’est pas "écologistes des villes" contre "écologistes des champs", mais acteurs de la défense du bien commun que constitue la ressource en eau (Ministère de l’écologie, Agences de l’eau, établissements publics locaux de bassins, collectivités locales et association de protection de l’environnement) contre lobby privé des moulins.
Mais si Alain Guédé était venu interroger nos associations, le ministère de l’écologie, une des six "Agences de l’eau", un établissement public local territorial de bassin, ou tout autre acteur public de l’eau, il aurait pu rectifier le discours officiel servit par le lobby privé du moulin.
Quand Jean-Luc Porquet n’est pas en vacances, la rigueur canardesque s’en ressent quoi."
L’un de nos amis, observateur avisé de ce petit monde, en rajoute une couche :
« La réponse de FNE est plutôt bien mais aurait pu se passer de la référence à l’eau bien commun. La DCE et la LEMA n’emploient pas le terme de bien commun mais de patrimoine. Patrimoine n’est nullement un synonyme de bien commun. Lire les textes des pères fondateurs de l’économie politique (patrimoine renvoie aux idées de propriété, valorisation monétaire et enclosure) ou regarder comment sont marchandisés actuellement en France les différents usages de l’eau, pour s’en convaincre. Qualifier le ministère de l’écologie, les agences de l’eau etc de défenseurs de l’eau contre le lobby des moulins privés est aussi d’une grande naïveté (ou peut-être de l’opportunisme politicien), vu qu’il y a souvent des alliés du lobby des moulins ou des gens qui le ménagent au sein des EPTB et des collectivités locales, notamment parmi les élus... »
Et ce n’est pas fini !
Sur Mediapart, on franchit le mur du son avec une contribution qui nous offre carrément un détour exhaustif sur la « sacralité » des moulins, ô France, sœur aînée de l’Eglise !
Et déjà 123 commentaires. Mazette !
– L’arrêt de mort des moulins français
Troisième plus important patrimoine du pays, avec des dizaines de milliers d’ouvrages pluriséculaires, le patrimoine molinologique hydraulique, traité comme un vulgaire « obstacle à l’écoulement des eaux », a vu son sort scellé, comme cadeau de départ empoisonné, par un décret d’Édouard Philippe écrit sous la dictée des lobbies écocidaires, sous couvert d’écologie.
https://blogs.mediapart.fr/bertrand-rouzies/blog/010920/l-arret-de-mort-des-moulins-francais
Enfin, le renfort du Figaro !
– Les moulins à eau vont-ils disparaître du paysage français ?
Eric de la Chesnais, Le Figaro, 2 septembre 2020.
commentaires
Mais c’est tout simplement une réalité : vous avez désormais des chercheurs en France, en Europe et dans le monde qui étudient les "nouveaux écosystèmes" (créés par les humains à différentes phases de l’histoire), qui trouvent que ces milieux sont aussi des biodiversités et fonctionnalités, qui suggèrent que leur gestion attentive peut être plus intéressante que leur disparition.
Vous ne citez que des biotypologies de poissons (chevesne versus truite, carpe versus chabot), ce qui est un classique de l’approche par centrage halieutique et "intégrité biotique" du 20e siècle. Mais dans l’eau et autour de l’eau, il y a aussi des invertébrés, des mammifères, des amphibiens, des oiseaux etc. Les espèces non-locales et non-endémiques sont aussi des espèces, une fois implantées elles vivent leur vie et elles s’insèrent dans des réseaux trophiques. Les loutres qui s’approvisionnent dans un plan d’eau ne vont pas protester si le hotu ou la brème qu’elles mangent n’est pas "à sa place" selon un chercheur qui a une idée de ce que devrait être cette place... Et si vous raisonnez par services écosystémiques rendus à la société, vous n’avez pas que la naturalité (la nature telle qu’elle est ou serait si aucun humain ne la perturbait), vous devez voir comment se comportent les aménagements humains en sécheresse, en crue, comment ils sont perçus en agréments et aménités, etc.
Alléluia vive la généralisation...Une belle sémantique paravent qui penche systématiquement vers un type de biodiversité. Indéniablement, ces "nouveaux écosystèmes" (milieux lentiques)possèdent une biodiversité associée qui est, comme toute biodiversité, intéressante. Mais ces milieux ne sont pas rares et ne cessent de se développer depuis quelques décennies (multiplications des plans d’eau, carrières, retenues, aménagement des cours d’eau...). A l’opposé les milieux lotiques (eaux courantes), notamment les têtes de bassin, souffrent et régressent. La biodiversité associée (poissons mais aussi écrevisses, oiseaux comme le cincle, macro invertébrés...) également. On se retrouve dans bcp de compartiments avec des espèces ubiquistes. Votre vision est de dire ce n’est pas grave c’est l’évolution de la nature liée à l’impact de l’homme. La nature n’est pas figée, elle change, c’est une AUTRE nature mais une nature aussi intéressante... Entendez qu’on ne soit pas d’accord avec vous pour dire que c’est la panacée. D’ailleurs, à ce compte là, la destruction de l’amazonie,la bétonisation des littoraux, l’homogénéisation des paysages par l’agriculture intensive n’est pas problématique puisqu’une autre biodiversité s’y installe. Malheureusement les données sur l’état de la biodiversité (IPBES et autres études) ne sont pas encourageantes et démontrent que la destruction des habitats "naturels" est une donnée primordiale. Pr finir, si un jour vous pouviez convenir que la politique de continuité écologique ne concerne pas que les moulins, loin de là, mais qu’elle agit principalement sur de nombreux obstacles sans aucun enjeu (buses, seuil sans usage...)et qu’elle ne pose pas ou peu de souci dans nombre de départements, votre combat gagnerait en crédibilité. Cordialement
D’abord, aucun problème pour admettre que nous n’avons pas les mêmes visions de la nature, une universitaire a appelé cela le multinaturalisme, par référence au multiculturalisme. Cela fait partie des évolutions actuelles quand vous regardez la nature non pas sous un angle de sciences naturelles, mais sous celui des sciences humaines et sociale, de la philosophie, de l’écologie politique et de la perception des gens, tout simplement. (Mais même en science naturelle, les écologues divergent, comme vous le savez, certains ne font pas du tout un rejet des espèces exotiques ou non-locales sous prétexte qu’elles seraient banales, perturbatrices d’un équilibre supposé etc.)
Ensuite, ne généralisez pas vous-même en laissant entendre que la destruction de l’Amazonie pour faire de la monoculture de soja serait du même ordre que des créations de plan d’eau ou canaux, en terme d’effet avant-après notamment. On ne parle pas du tout de la même richesse endémique au départ, du même impact et de la même dimension, etc. A côté de cela, les Français qui ont liquidé jusqu’à 90% de leurs forêts au 19e siècle pour asseoir leur développement passé doivent sûrement se poser des questions : sans aider les Brésiliens à avoir d’autres revenus décents (que nous jugeons décents pour nous, donc pour eux), d’où tient-on notre ton hautain envers eux ? Nous-mêmes, pourquoi ne pas supprimer culture et élevage pour faire revenir de la forêt "sauvage" tempérée telle qu’elle fut jadis ? Etc.
Enfin, Hydrauxois ne s’est jamais présentée comme une association de moulin (au départ c’est un collectif citoyen pour défendre un barrage communal), nous sommes des riverains qui apprécions des socio-écosytèmes, que ce soit effectivement des moulins (réalité historique particulièrement intéressants et riche à explorer) mais aussi bien des barrages, des lacs, des plans d’eau, des étangs, des mares, des lavoirs, ds douves, des canaux, des béalières, et tout un ensemble d’usages passés, présent, à venir de l’eau. Du même coup, la diabolisation de l’ouvrage comme ouvrage qui dénature par essence la rivière, c’est évidemment difficile à entendre car ce n’est pas notre perception du rapport homme-nature. Mais inversement, créer de ci de là des réserves sauvages sans aucune autorisation d’action humaine nouvelle, créer des axes migrateurs avec des objectifs de résultats pour préserver des espèces (sans pour autant viser à les ré-installer partout), cela fait aussi partie du spectre des possibles pour la société : nous le comprenons à mesure que nous explorons ce sujet et discutons. A condition que ce soit démocratiquement débattu et acté, que ce soit aussi compensé pour ceux qui subissent des pertes dans de tels choix. Bref, pas de tabou, il y aussi des chantiers intéressants en "re-wilding", ce n’est jamais qu’une option dans la panoplie des expérimentations humaines pour la biodiversité et les services écosystémiques.
Le blocage de la continuité écologique a été reconnu par le ministère, par les bilans des agences de l’eau et par le rapport CGEDD 2016. Environ 70% des ouvrages à mettre aux normes n’ont pas de solution aujourd’hui (souvent l’Etat veut casser, le propriétaire ne veut pas, dialogue de sourd et point mort). On a commencé par les plus simples (ceux à maîtres d’ouvrage publics ou ceux quasi abandonnés, les buses, les petits seuils béton des années 1970). Ce n’est pas une invention de quelques moulins égarés, c’est la protestation de nombreux riverains qui sont attachés aux retenues, aux biefs, aux canaux, aux plans d’eau, aux lacs, à tout le paysage dessiné par l’occupation humaine des vallées depuis 2 millénaires. Nos rivières n’ont plus grand chose de "naturelles" dans leur morphologie, leur chimie, leur biologie, elles sont été co-construites par les occupations humaines (et, faut-il le dire, beaucoup ont été amochées par un productivisme indifférent dont la pression maximale a été entre les années 1920 et les années 1980).
Mais les riverains vivent leur rivière, la nature perçue et vécue par eux n’est pas la nature du spécialiste en hydrobiologie ou autre. La négation de cette réalité sociale et environnementale est un grand classique pour les politiques écologiques inspirées par l’idée du retour à la "nature libre et sauvage", ainsi que par une vision dépassée de la conservation de biodiversité (l’idée que la faune et flore de l’anthropocène sera la conservation et réplication de celle du holocène, ce qui est tout simplement faux à mesure que les écologues mesurent ce qui se passent vraiment dans les milieux).
Quant à Marc Laimé dans ses "eaux glacées", il sait très bien ce qui se passe dans les comités de bassin. Pourquoi dans les programmes d’intervention des agences à compter des années 2000 est-on venu à des mesures "consensuelles" (pour le lobby de l’eau, que l’on préfère nous appeler l’hydrocratie) comme la morphologie et notamment la destruction de sites anciens ? Parce que politiquement, le rapport de force "touche pas au grisbi" permettait cela, le moulin et l’étang familial, ce n’est pas un grand poids, si l’on peut afficher pour le public une écologie spectacle tout en ne touchant pas trop au reste, voire tout en liquidant des droits d’eau peu contrôlables au profit de ceux appropriables et gérables par le couple Etat-industrie...
Il faut ajouter à cette liste de publications : Marianne du 14 au 20 aout (Nos moulins, nos moulins vont pas fort), Le Moniteur des TP et du Bâtiment du 28 aout (Un décret estival met le feu aux moulins). Le décret du 30 juin 2020 mérite mieux que les raccourcis polémiques et infondés juridiquement évoqués. Une conférence téléphonique a été organisée le 24 juillet avec tous les président(e)s concerné(e)s. Cet échange sans complaisance a été reconnu utile. Il n’empêchera pas l’engagement d’un recours. Le groupe technique national "continuité écologique" (GTN CE) du Comité National de l’Eau va poursuivre sa mission. C’est le vœu exprimé par les présidents réunis fin juillet. La politique apaisée reste notre ardente obligation. Lors de notre prochaine réunion nous analyserons les incompréhensions, les maladresses (elles sont réelles)et la réalité juridique de ce décret IOTA, issu des conclusions des Assises de l’eau, traitant cinq thèmes dont la nouvelle rubrique spécifique 3350 . Le droit de propriété est et sera respecté, quelle que soit les procédures (autorisation ou déclaration). L’approche interministérielle (Sports + Culture) est aujourd’hui devenue réalité.
Marc Laimé a raison d’évoquer l’héritage sensible (litote) de ce dossier. Raison de plus pour garder le cap de cette politique apaisée qui doit trouver sa traduction concrète dans nos territoires. Comme en 2019, une réunion nationale des services instructeurs sera organisée pour vérifier la déclinaison concrète de cette ambition, qui m’a semblée partagée lors de notre dernière réunion du GTN CE.
ANPER-TOS s’est fendue d’une lettre ouverte à chacun... Pas de réponse.
https://anper-tos.fr/
Bonne journée.
La très grande majorité des opérations de restauration de la continuité écologique ne pose aucun problème et concerne des seuils transversaux qui n’ont plus d’usage et/ou sans problématique associée. Le lobby des moulins surfe sur quelques dizaines de cas emblématiques (à tort ou parfois à raison)pour dézinguer la politique de restauration écologique. Le plus rigolo c’est que ce lobby a modifié son discours au fil des ans et se sert maintenant de l’argumentaire "biodiversité" pour stratégie (la retenue créée est plus riche en espèces que la rivière précédemment)et le pire c’est que ça marche. Ils arrivent à convaincre que sur une rivière de tête de bassin la présence de gardons, chevesnes, carpes, tanches à la place de truites et chabots est une réussite puisque qu’on a multiplié par 2 la biodiversité (4 espèces au lieu de 2). Belle mystification...