Nous avons été auditionné le 27 mai dernier par la commission d’enquête créée à l’Assemblée au printemps dernier, à l’initiative de LFI, présidée par Mme Mathilde Panot, députée LFI de la Seine-Saint-Denis, et dont le rapporteur est M. Olivier Serva, député apparenté LREM de la Guadeloupe. Occasion unique qui nous a permis d’aborder longuement les thèmes que nous évoquons régulièrement depuis 15 ans, ici-même ou dans Carnets d’eau, notre blog du Monde diplo. Nous tenons à remercier les services de l’Assemblée pour leur très fidèle compte-rendu de ces échanges.
EXTRAITS
- Sur la loi Sapin :
« (…) Le rapport établi par un AMO pour une collectivité, à l’appui de la procédure « loi Sapin », sert à alimenter les réflexions de la collectivité et à guider son choix, à travers un rapport qu’établira le président. Deux points posent cependant problème.
D’abord, quelle que soit la taille de l’AMO, celui-ci établit une grille d’analyse comparative des mérites supposés de la gestion privée et de la gestion publique.
Or il s’avère que la gestion privée reçoit systématiquement la meilleure notation, assortie d’affirmations fantaisistes, quand elles ne sont pas fallacieuses, voire mensongères.
Par exemple, les AMO mettent en avant le fait que le recours à la DSP permet de transférer les risques à l’opérateur privé. Quand la gestion est transférée à un délégataire, celui-ci la reçoit effectivement à ses risques et périls, mais uniquement en termes financiers et pas en termes de responsabilité juridique. Les tableaux comparatifs sont bâtis sur des abus de langage de ce type. Pour un lecteur non averti, les rapports des AMO laissent penser que la gestion privée présente tous les avantages.
Par ailleurs, les rapports des AMO contiennent des plans prévisionnels financiers d’exploitation. Là encore, la gestion privée se révèle systématiquement moins chère que la gestion publique, grâce à un certain nombre de subterfuges.
Selon moi, cette situation s’apparente à de l’abus de confiance.
Généralement, le rapport établi par le président de la collectivité, sur la base du rapport de l’AMO, conduit la collectivité à conserver le principe de la gestion privée ou à faire semblant de lancer un audit public en cours de procédure. En somme, les rapports des AMO oblitèrent les capacités des élus à fonder un jugement éclairé, d’autant que les élus ne disposent généralement que d’une synthèse succincte, transmise la veille de la réunion de l’assemblée délibérante. Dans ces conditions, les élus ne peuvent pas aller contre les orientations telles qu’elles ont été décidées. »
- Sur les bureaux d’étude :
« (…) Lorsqu’une collectivité lance une procédure « loi Sapin », elle n’est pas obligée de demander un audit à un bureau d’étude, mais cette pratique s’est répandue au fil du temps, tellement les critiques et les contentieux étaient nombreux. Le mandatement d’un AMO apparaît comme une bonne pratique pour les collectivités. Celles-ci se retrouvent donc à lancer un marché public pour se doter d’un AMO. L’AMO est supposé se livrer à une analyse technique, juridique et financière, mais, selon la taille des collectivités, le travail est plus ou moins bien fait. Dans ce cadre, la collectivité demande généralement à son AMO de procéder à une analyse comparative des modes de gestion.
Cependant, l’activité des bureaux d’études n’étant pas encadrée, chacun agit à sa guise.
(…)
Un contrôle de validation des études préalables au choix du mode de gestion et du rapport du président de l’exécutif devrait être instauré. Ce contrôle serait assuré par une mission conjointe de la direction régionale des finances publiques (DRFIP), de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et de la chambre régionale des comptes (CRC). Voilà qui contribuerait à éviter de nombreuses dérives. »
- Sur la directive concession :
« (…) En avril 2016, la France a transcrit la directive 2014/23/UE du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession, qui a considérablement modifié les fondements et le mode de fonctionnement des contrats de concession. Depuis lors, il n’est plus possible d’appeler « DSP » ou « affermage » les dispositifs existants auparavant.
Les nouveaux contrats de concession établissent une frontière. Ainsi, en dessous d’une durée de cinq ans, aucune justification n’est demandée au concessionnaire, alors que, pour un contrat de concession de plus de cinq ans, le futur concessionnaire doit justifier de la durée de ses amortissements, laquelle doit être cohérente avec la durée du contrat. De plus, dorénavant, les contrats de concession prévoient d’emblée que si des innovations techniques, qui n’existaient pas au moment de la signature du contrat, apparaissent en cours de concession, un droit d’avenantage est ouvert au concessionnaire privé. Les élus, qui ont cru signer une concession de sept ou huit ans, peuvent donc se voir imposer par l’entreprise une prolongation du contrat par voie d’avenant. Les collectivités n’ont pas encore pris conscience de cette disposition. »
- Sur l’affaire Veolia-Suez :
(…) Il existe deux enjeux principaux à l’échelle mondiale, à savoir le numérique et le changement climatique. Or Suez et Veolia n’étaient pas au même niveau sur ces enjeux. Veolia accusait un certain retard dans un certain nombre de domaines d’avenir, ce qui l’a incité à lancer cette opération brutale, dont nul ne sait comment elle se terminera. En effet, au-delà de l’autorité de régulation en France et des autorités de régulation étrangères, il reste de nombreux obstacles à la validation définitive de l’OPA.
– Nous assistons au déroulement d’une opération prédatrice, qui supposera, pour aller à son terme, que Veolia vende des actifs à des acteurs étrangers. Alors que M. Frérot vantait la construction d’un géant mondial, pour pouvoir défendre les entreprises françaises que sont Veolia et Suez des appétits imaginaires des opérateurs chinois, nous assistons à une forme de dépeçage de deux grandes entreprises, dont la pérennité, en l’état, n’est pas du tout assurée. Parmi les opérateurs qui reprendront l’entreprise Suez reconfigurée figurent Meridiam et Global Infrastructure Partners (GIP), un fonds d’investissement américain. Le fondateur de GIP est un oligarque nigérian, mais j’ignore d’où proviennent les fonds lui ayant permis de constituer son fonds d’investissement.
– Les engagements formalisés dans le cadre de l’OPA – garantir l’emploi, par exemple – sont sans valeur. Si l’OPA aboutit, nous assisterons à un grand jeu de bonneteau. Pour comprendre les fondements de cette opération et le rôle de l’État, il faut savoir que celle-ci s’inscrit dans un vaste jeu de construction, initié par M. Emmanuel Macron. Tout à sa soif de réformes, tel Guizot sous Napolépon III, M. Emmanuel Macron veut reconfigurer le tissu industriel français et nos champions nationaux. La « saga » Veolia-Suez s’inscrit dans ce cadre. Elle n’est qu’un élément visant à la reconstitution d’un nouveau tissu industriel français, que MM. Emmanuel Macron et Alexis Kohler considèrent comme absolument indispensable pour affronter les enjeux du nouveau monde, notamment celui du changement climatique. L’OPA menée par Veolia sur Suez n’est qu’un effet collatéral d’une entreprise plus vaste. Il est important d’inscrire l’affaire Veolia-Suez dans ce contexte plus général. »
LIRE L’INTEGRALITE DE L’AUDITION :
https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/ceeau/l15ceeau2021044_compte-rendu
Oui, à vous lire ainsi que Martine Orange* sur Médiapart, la chanson de Vyssotsky se prête vraiment bien à la situation !
On y retrouve tous les personnages évoqués de l’OPA Véolia-Suez avec leurs qualificatifs appropriés, haute administration et politiques compris.
* https://www.mediapart.fr/journal/economie/280621/suez-histoire-d-une-destruction-programmee