Après l’adoption de la loi sur l’eau, publiée au Journal officiel le 30 décembre 2006, une course folle s’est engagée afin que la promulgation de la cinquantaine de décrets et d’arrêtés qui conditionnent sa mise en œuvre effective s’accomplisse dans les plus brefs délais. Une précipitation qui dissimule parfois une inquiétante distorsion entre les intentions affichées par le législateur et la mise en œuvre concrète de dispositions qui vont conditionner la gestion de l’eau en France durant une bonne dizaine d’années.
L’exercice sidère toutes celles et ceux qui sont associés à sa mise en œuvre. Chacun des 102 articles de la LEMA qui stipulait que sa mise en œuvre serait précisée par voie de décret pris en Conseil d’Etat, (avant d’éventuels arrêtés et circulaires d’application) au total une bonne cinquantaine, continue à emprunter un véritable parcours du combattant avant la promulgation par le Conseil d’Etat des fameux décrets d’application sans lesquels les articles de loi resteraient lettre morte.
Un projet de décret relatif à chaque article de la LEMA concerné (au total donc une cinquantaine) est d’abord élaboré par la Direction de l’eau du MEDAD, qui peut auditionner à l’occasion tel acteur, et plus souvent qu’à leur tour tel ou tel groupe de pression concerné, qui sont déjà intervenus à maintes reprises depuis 2004 pour faire valoir leurs intérêts…
Certains projets de décrets ont ainsi été rédigés par la Direction de l’eau depuis 2004 ou 2005, alors que la LEMA n’a été finalement adoptée que le 20 décembre 2006...
Une fois la première ébauche de projet fixée sur le papier, elle fait l’objet d’un examen, très formel, par la Mission interministérielle de l’eau.
Avant d’être transmise pour avis au Comité national de l’eau, organe consultatif dont la composition et le fonctionnement ont eux-mêmes été modifiés par la récente LEMA, et dont la cinquantaine de membres de différents collèges censés représenter, selon l’expression consacrée, « les acteurs de l’eau », sont convoqués chaque mois depuis janvier dernier par l’indéboulonnable président du CNE, le sénateur Jacques Oudin, co-auteur de la désormais célèbre Loi Oudin-Santini de janvier 2005 qui promeut la coopération décentralisée dans les secteurs de l’eau et de l’assainissement entre les collectivités locales et les Agences de l’eau françaises et les pays en voie de développement.
M. Jacques Oudin a aussi très longtemps présidé le Cercle français de l’eau (CFE), une fondation qui regroupe élus de toute obédience et représentants des grandes entreprises du secteur, attachée à la promotion de « l’Ecole française de l’eau »…
Concrètement, chaque membre du Comité national de l’eau reçoit par courriel 48 heures, voire la veille de la réunion mensuelle du CNE, de dix à quinze fichiers pdf, présentant les différents décrets ou arrêtés soumis pour avis au CNE…
On mesure la latitude accordée, notamment aux représentants de la société civile, par ailleurs tout à fait minoritaires au sein du CNE (usagers, consommateurs, environnementalistes…) pour fonder un jugement éclairé sur des considérations juridiques épouvantablement complexes, et espérer pouvoir infléchir des dispositions qui ont déjà fermement été arrêtées en amont…
Une fois avalisé par le Comité national de l’eau, au fonctionnement duquel une minorité attentive et agissante ne peut malheureusement rien changer, notre projet de décret sera ensuite transmis pour avis à… la section des Travaux publics du Conseil d’Etat, compétente pour tout ce qui concerne le Medad et le ministère de l’Agriculture, autre bizarrerie puisque c’est par exemple la section de l’Intérieur qui statue sur tout ce qui concerne les collectivités locales…
Là encore le Conseil d’Etat peut se montrer sensible aux arguments que lui font tenir les lobbyistes de tout poil, admirablement organisés par exemple pour ce qui concerne les entreprises privées du secteur de l’eau…
Et c’est donc au terme de ce marathon express que notre décret d’application sera finalement publié au JO, publication qui autorisera, sauf nécessité d’un arrêté complémentaire, voire d’une circulaire d’application, la mise en œuvre effective du contenu de l’article de loi voté par le législateur.
Or c’est dans ce contexte de production de décrets « à flux tendu » que les dérapages ne cessent de se multiplier.
Nous relations le 8 juin dernier dans l’article intitulé « Prix de l’eau : les mauvaises surprises de la LEMA » le véritable tour de passe-passe intervenu à partir de l’adoption par le législateur de dispositions apparemment favorables au consommateur.
Leurs associations revendiquaient depuis des années la suppression de la « part fixe » des factures d’eau, profondément inégalitaire, puisque indépendante du volume d’eau consommé. La LEMA votée le 20 décembre 2006 semblait leur donner satisfaction. Le décret d’application de l’article concerné, discrètement élaboré par les services du ministère de l’Ecologie et les « parties prenantes » intéressées, dont les représentants des entreprises du secteur, renverse complètement la donne. Ce prélèvement abusif va en fait augmenter dans des proportions considérables le montant de la facture d’eau…
Cette « dérive » semble à ce point avérée, structurelle, que nombre d’autres exemples semblent purement et simplement vider de leur sens les dispositions votées par l’Assemblée nationale, quand nos fameux décrets ne finissent pas par aboutir à l’exact inverse de la volonté affichée par le législateur.
Le spectre d’un véritable déni de démocratie pèse désormais sur la mise en œuvre d’une loi sur l’eau si longtemps attendue, qui va décider d’inflexions majeures des politiques publiques de l’eau et de l’assainissement à l’horizon des dix prochaines années.
Avec comme enjeu majeur la dévolution de pans entiers de l’action du service public, y compris pour ce qui concerne les missions régaliennes de l’Etat, au secteur privé…
A suivre.
commentaires
La part fixe permet surtout de faire payer le prix de l’eau par les estivants ou les résidences secondaires, qui consomment très peu mais vont payer gros quand meme, au plus grand bénéfice des résidents permanents ; c’est pour ca que la LEMA permet des dérogations à l’encadrement dans les communes classées commes touristiques (pour augmenter la part fixe).
Je ne sais pas si les résidents permanents doivent vraiment se plaindre de ce dispositif. Il faudrait le joindre avec un tarif social de l’eau pour prendre en compte le cas des résidents permanents qui font vraiment attention.
Quant à l’extension de la dérogation aux communes rurales, prévue par le décret et non par la loi, c’est un détournement de la LEMA, tout simplement. Le Parlement s’en occupe...
Voir http://www.lefigaro.fr/economie/20070915.FIG000000777_les_francais_ne_paient_pas_leur_eau_tres_cher.html