La multinationale française de services à l’environnement s’apprête à tirer profit d’une nouvelle martingale qui pourrait lui apporter, en toute légalité, des milliards d’euros. Grâce à une subtile interprétation d’une récente législation sur les « obligations foncières », croisée à la mise en œuvre des nouvelles normes comptables IFRS, d’origine anglo-saxonne, Veolia va sans coup férir engranger des milliards d’euros « gagés » sur le service public de l’eau et de l’assainissement, sans avoir investi un centime…
Un nouveau segment du marché des capitaux a été créé en France en 1999, à l’origine pour permettre au Crédit Foncier de France d’échapper à la faillite. Pour ce faire le législateur a autorisé l’établissement à se financer sur le marché. La loi lui a donc permis de « garantir » les obligations qu’il émet, grâce aux prêts immobiliers qu’il accorde.
La France et l’ensemble de ses institutions n’échappant pas au mouvement de financiarisation qui affecte toute la planète, une seconde loi a ensuite autorisé l’utilisation des créances détenues sur les collectivités locales, l’Etat ou des établissements publics à la même fin d’émettre des obligations « sécurisées ».
Le marché se montre très friand de ces titres. Ainsi ces nouvelles « obligations foncières » françaises, garanties par l’Etat, les collectivités locales ou des établissements publics bénéficient de la meilleure notation possible - « soit un « triple A » -, et présentent surtout l’avantage considérable d’être "liquides", soit immédiatement négociables, sans formalités superflues. Un élément qui n’a bien évidemment pas échappé à Veolia, première major française du cartel de l’eau…
Les petits génies de l’ingenierie financière dont elles s’est de longue date assuré les compétences à prix d’or ont un beau matin fait le lien entre ces dispositions et les opportunités fantastiques que pouvaient offrir l’adoption en France des nouvelles normes comptables internationales, d’inspiration anglo-saxonne, dites « normes IFRS ».
Euréka ! Les activités de Veolia s’exercent on le sait, depuis 1853, dans le cadre de concessions, modalités qui ont donné naissance au fameux concept de « délégation de service public ». Aujourd’hui Veolia dessert à ce titre 40% des Français, pour le compte des collectivités qui lui ont délégué le service public de l’eau et de l’assainissement.
Or, au regard des fameuses normes comptables IFRS, ces contrats de concessions peuvent, d’après Veolia, être considérés comme des créances financières. En l’espèce sur les collectivités qui ont signé ces contrats de concession, et sur les usagers qui financent par le biais de leur facture le service public de l’eau et de l’assainissement, massivement délégué en France à Veolia, Suez et la Saur. A hauteur de 80% pour l’eau et de 55% pour l’assainissement. Sans même évoquer la myriade de délégations qui se sont multipliées depuis une trentaine d’années dans tous les domaines des "multi-utilities" : propreté, déchets, chauffage, transports, restauration, pompes funèbres, parkings...
Résultat, si tout se passe bien, avant la fin de l’année 2007 Veolia aura finalisé la création d’une nouvelle filiale qui va lui apporter des milliards d’euros sans que l’entreprise investisse un centime !
Comment ? Son énorme portefeuille de contrats, présents ou à venir, va être « adossé » à des obligations que la filiale va pouvoir émettre, et proposer au marché, ces obligations étant qualifiées « d’obligations foncières », au regard de la loi de 1999 qui les a instituées…
Veolia ne semble pas trop s’inquiéter de l’accord qu’elle doit solliciter pour mener à bien l’opération auprès du Comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissement, qui devrait lui accorder sa bénédiction avant la fin de l’année 2007.
Récapitulons.
La Générale des eaux, devenue Veolia, a construit un empire depuis un siècle et demi, grâce aux bénéfices considérables qu’elle a engrangé en exerçant des missions de service public essentielles, que l’Etat et les collectivités locales lui ont confié, sans malheureusement, de l’avis de tous les observateurs, veiller à ce que l’entreprise remplisse à la lettre ses obligations contractuelles et ne dégage pas des bénéfices exorbitants de ce qui a fini par constituer au fil du temps un monopole écrasant.
Grâce à la nouvelle martingale dont elle finalise la mise au point, l’entreprise, qui est aujourd’hui le leader mondial des services à l’environnement, s’apprête à réussir ce dont rêvent tous les oligarques de la planète : "lever" sur "le marché" plusieurs milliards d’euros, en "gageant" des actifs qui ne lui appartiennent pas, sans investir un centime et sans courir le moindre risque…
Le montage fonctionne dans la mesure où Veolia a su tirer profit de l’adoption de plusieurs législations qui n’avaient aucunement été élaborées à cet effet.
Les concessions qu’elle détient en portefeuille résultent de l’exercice de missions de service public que lui confient les collectivités. Ces missions de service public sont financées par les usagers du service public de l’eau et de l’assainissement, qui acquittent les factures d’eau.
Ce n’est que grâce à l’interprétation, par Veolia, de l’application des nouvelles normes comptables « IFRS », d’inspiration anglo-saxonne, que l’entreprise peut prétendre aujourd’hui que ce portefeuille de concessions est assimilable à des créances financières, que l’entreprise détiendrait dès lors sur les collectivités et les usagers du service public de l’eau et de l’assainissement...
Créances qu’elle va « adosser » à des « obligations foncières » , qu’elle va mettre sur le marché et qui vont lui apporter des milliards d’euros, sans que l’entreprise n’ait rien investi.
Chapeau bas.
En l’état tout laisse à penser que l’Etat va laisser faire, et permettre au Comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissement d’avaliser le montage dans le courant de l’année 2007.
A poursuivre dans cette logique un spectre pointe à l’horizon, celui de la création sans fin de créances, en réalité bien "abracadabrandesques", que des entreprises tentaculaires s’arrogent sur le bien commun, avec la complicité intéressée de l’habituelle camarilla de juristes, fiscalistes, et génies de la finance, qui percevront en récompense des bonus stratosphériques...
Un exemple ?
En 2003 le Contrôle National Aérien néerlandais a décidé de réaliser un « cross-border lease » de son infrastructure auprès d’un investisseur américain, qui allait lui rapporter 250 millions de dollars.
La banque d’affaires Crédit Suisse First Boston (CSFB) a commencé à commercialiser dans la foulée des « supports d’investissement » résolument exotiques, qu’elle proposait aux communes néerlandaises après avoir fait plonger le Contrôle national aérien.
Le teasing de la First Boston à l’intention des communes ?
« Vendez-nous vos égouts, et relouez-les ! »
Que diable me direz-vous ont à faire les golden-boys de la First Boston des ordinateurs du contrôle aérien ou des égoûts néerlandais ?
C’est tout simple : permettre à leurs clients américains de payer moins d’impôts...
Depuis une dizaine d’années les (riches) américains peuvent se porter acquéreurs de centrales électriques, de réseaux de distribution, de compteurs à gaz, eau et électricité…, et cela par le biais de ces fameux « cross-border leases ».
Et ceci en toute légalité aux yeux de la législation fiscale américaine. L’investisseur acquiert un bien à l’étranger pour lequel le vendeur reçoit une forte somme, que l’investisseur déduit de son assiette imposable. Le vendeur place l’argent obtenu, reloue le bien, et fait un bénéfice. Seul perdant, le fisc américain...
Un rapport confidentiel de la CSFB attestait que cette banque avait déjà ainsi placé à elle seule en 2005 pour plus de trente milliards de florins (13,5 milliards d’euros), de capital constitué par des avoirs municipaux sous forme de « cross border leases ». La Banque a donc ensuite approché les trente plus grandes municipalités hollandaises pour leur proposer de
lui vendre leurs égouts.
Pour sa part le Contrôle Aérien escomptait un bénéfice net de 20 millions de dollars de son montage.
Aux Pays-Bas la flambée de ces montages exotiques a fini par susciter un débat politique.
La martingale de Veolia s’en distingue certes techniquement. Son principe n’en est pas moins aussi condamnable.
Que le gouvernement français qui sortira des urnes cet été laisse faire, et jamais sans doute les prophéties d’un philosophe désormais vilipendé, pire tourné en ridicule, n’auront pourtant été aussi actuelles :
« La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses « supérieurs naturels », elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant. » Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste.
Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. »
« Dans les eaux glacées du calcul égoIste »
Friedrich Engels et Karl Marx
Extrait du Manifeste communiste, février 1848.