En 1987 Marguerite Duras publiait aux éditions P.O.L. un recueil de nouvelles, « La Vie matérielle », dont est extrait le texte ci-après, que notre ami Gérard Borvon nous a remis en mémoire.
Extraits
« C’était un jour d’été, il y a quelques années, dans un village de l’Est de la France, trois ans peut-être, ou quatre ans, l’après-midi. Un employé des Eaux est venu couper l’eau chez des gens qui étaient un peu à part, un peu différents des autres, disons, arriérés. Ils habitaient une gare désaffectée – le T.G.V. passait dans la région - que la commune leur avait laissé. L’homme faisait des petits travaux chez les gens du village. Et ils devaient avoir des secours de la mairie. Ils avaient deux enfants, de quatre ans et d’un an et demi.
Devant leur maison, très près, passait cette ligne du T.G.V. C’étaient des gens qui ne pouvaient pas payer leur note de gaz ni d’électricité, ni d’eau. Ils vivaient dans une grande pauvreté. Et un jour, un homme est venu pour couper l’eau dans la gare qu’ils habitaient. Il a vu la femme, silencieuse. Le mari n’était pas là. La femme un peu arriérée avec un enfant de quatre ans et un petit enfant d’un an et demi. L’employé était un homme apparemment comme tous les hommes.
Il a vu que c’était le plein été. Il savait que c’était un été très chaud puisqu’il le vivait. Il a vu l’enfant d’un an et demi. On lui avait ordonné de couper l’eau, il l’a fait.
L’employé a parlé. Il a dit qu’il était venu couper l’eau. Il n’a pas dit qu’il avait vu l’enfant, que l’enfant était là avec sa mère. Il a dit qu’elle ne s’était pas défendue, qu’elle ne lui avait pas demandé de laisser l’eau. C’est ça qu’on sait.
Elle n’a pas dit à l’employé des Eaux qu’il y avait les deux enfants, puisqu’il les voyait, les deux enfants, ni que l’été était chaud, puisqu’il y était, dans l’été chaud.
Elle a laissé partir le Coupeur d’eau. Elle est restée seule avec les enfants, un moment, et puis elle est allée au village. Elle est allée dans un bistrot qu’elle connaissait. Dans ce bistrot, on ne sait pas ce qu’elle a dit à la patronne. Je ne sais pas ce qu’elle a dit. Je ne sais pas si la patronne a parlé.
Donc, cette femme dont on croyait qu’elle ne parlerait pas parce qu’elle ne parlait jamais, elle a dû parler. Elle n’a pas dû parler de sa décision. Non. Elle a dû dire une chose en remplacement de ça, de sa décision et qui, pour elle, en était l’équivalent et qui en resterait l’équivalent pour tous les gens qui apprendraient l’histoire. Peut-être est-ce une phrase sur la chaleur.
J’ajoute à l’histoire du Coupeur d’eau, que cette femme, - qu’on disait arriérée - savait quand même quelque chose de façon définitive : c’est qu’elle ne pourrait jamais plus, de même qu’elle n’avait jamais pu compter sur quelqu’un pour la sortir de là où elle était avec sa famille. Qu’elle était abandonnée par tous, par toute la société et qu’il ne lui restait qu’une chose à faire, c’était de mourir. Elle le savait. C’est une connaissance terrible, très grave, très profonde qu’elle avait.
Ils sont allés tous les quatre se coucher sur les rails du T.G.V. devant la gare, chacun un enfant dans les bras, et ils ont attendu le train. Le coupeur d’eau n’a eu aucun ennui. »
© P.O.L. éditeur 1987.
commentaires
Pierre dans le cas dont tu parles c’est le syndic l’escroc, il a encaissé l’argent des habitants et n’a jamais régler la facture.
D’accord pour l’escro, mais ce qui m’a fait réagir c’est la réaction classique d’un service des Eaux que l’on prétend " public " : l’eau étant indispensable, on coupe l’eau pour être sûr d’être payé. L’argent à tout prix !
Nos élus n’osent pas reconnaître le service des Eaux comme un service privé, alors que la privatisation se généralise ( par ces mêmes élus ) à la campagne dans une totale indifférence. Pollution obligerait ... .
C’était au siècle dernier, un texte d’une romancière.
Ce qui suit est un extrait d’un roman inachevé du début du XXI ième siècle : Les Seigneurs des Eaux.
" Le 22 août 2009, l’Union ( journal local ) nous rappelle que Violéa, seigneur des Eaux de Château-Thierry à couper l’eau à 26 foyers d’une résidence pour cause de facture impayée par le syndic. Les deux tiers des foyers avaient pourtant acquitté leurs factures d’eau. Trois ans plus tôt, les grands électeurs locaux avaient voté une loi pour protéger leurs con citoyens des abus de coupures d’eau tout en laissant aux seigneurs des Eaux la possibilité d’agir en toute impunité ... Il faut rappeler que les faits se déroulaient au tout début du troisième millénaire, période de notre histoire où le néo-féodalisme prenait racine ... "
La réalité dépasse souvent la fiction.