Dans une note publiée en septembre 2014 dans la revue de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT), le docteur Karim Lakjaa, chercheur au Centre national de recherche et de formation appliquée au management de l’Université de Reims décrit, à partir d’une analyse de la très forte croissance des risques psychosociaux (RPS) au sein de la FPT, la crise multiforme qui menace les fondamentaux et la pérennité de l’action publique locale.
(On lira avec intérêt, en parallèle, la note reproduite ci-après en fin d’article, datée du 31 juillet 2015, dans laquelle le Parti socialiste définit les 5 objectifs de la réforme territoriale...)
(…)
« Si l’on regarde du côté des causes des RPS/RPO, celles-ci sont aussi globalement identiques à ce que l’on peut trouver ailleurs, mais elles sont plus appuyées et revêtent certaines spécificités.
Dans la FPT, on retrouve un double système de prescription et d’autorité, managérial et politique, avec parfois une pression permanente de l’usager. Il s’agit d’un triangle relationnel Hiérarchie/Élus/Usagers. De ce point de vue, l’agent est confronté à une relation à l’autorité complexe et multiple.
Le prescripteur en dernière instance est souvent l’usager dont la demande rentre difficilement dans des cases préconstruites. L’agent, dans ce contexte, peut se trouver fréquemment déstabilisé et soumis à des pressions contradictoires.
Ce phénomène est amplifié dans la mesure où il n’existe que très peu de lieux et de moments pour discuter du travail et des difficultés vécues par les agents.
Ce constat peut être complété par quelques phénomènes particuliers :
• Un isolement des agents auquel s’ajoute un certain mal identitaire.
• Un sentiment de non-reconnaissance et d’injustice associé à un régime indemnitaire opaque et un montant de primes souvent variables et hétérogènes.
• La perception d’un système envahi de lourdeurs de fonctionnement.
• Une remise en cause du management et de l’autorité territoriale.
• Une appréhension de la décentralisation (en réalité les évolutions institutionnelles en cours) comme un élément déclencheur d’une dynamique négative pour la fonction publique territoriale et le service public. »
Déficiences managériales
Dans la FPT le management peut être qualifié de flou et de liquide. Les indicateurs utilisés sont de façon prégnante financiers et ne reflètent que partiellement les réalités vécues sur le terrain. Une véritable évaluation de la qualité des services rendus est manquante. Les managers sont généralement peu formés au management. Ils possèdent un capital technique (en urbanisme, en droit ou en finance) mais ne disposent pas toujours de formation spécifique pour encadrer les équipes.
Souvent, un cadre de la FPT, à partir d’une compétence technique est devenu cadre et éventuellement directeur. Il lui manque alors une véritable compétence managériale pour organiser le travail des agents dont il a la responsabilité.
Une étude dans une collectivité de plus de 3 000 agents, menée auprès des agents de catégories A montre que ceux-ci déclarent n’avoir aucune connaissance (à 15 %) ou une connaissance insuffisante des règles d’accès aux promotions internes (36 % pour les femmes et 49 % pour les hommes).
En 2007, Catlla écrivait déjà que les agents ne comprennent plus quelles règles régissent leur carrière. Dans ces conditions, il est difficile pour ces managers de disposer d’une légitimité pour les agents de catégorie B et C.
Toute la relation managériale est ainsi fragilisée par un encadrement qui se cantonne dans des responsabilités techniques sans faire fonctionner correctement les équipes sur le terrain. Un sentiment de frustration mêlé à de l’injustice, parfois même du ressentiment en résulte.
Les outils du management territorial privent les agents du bénéfice d’espace de liberté au travail et les dépossèdent tant du sens que du contenu du travail. Cela nous rappelle que l’acte managérial repose sur un acte de domination et d’exercice du pouvoir. Exprimée à travers ce qu’il convient de qualifier de Novlangue, la pensée managériale, métamorphose les figures de l’autorité.
Elle produit un système paradoxant où l’individu se trouve en contradiction avec lui-même, comme l’analyse Durieux et Jourdain (1999) ont dénoncé dans "L’entreprise barbare".
Aujourd’hui, nous pouvons parler d’administration barbare dans un certain nombre de cas. Pourtant, elles ont à leur tête des élus locaux qui devraient être les garants de certains principes comme celui qui veut que le bien-être au travail des agents soit un élément fort de la qualité du service public.
L’alternance politique et le rôle des élus
L’alternance politique en elle-même est une source d’instabilité. Elle n’affecte pas que les directeurs généraux de services (les DGS) et touche de nombreux encadrants, particulièrement dans les petites communes où des agents assument un rôle d’encadrement normalement dévolu à des cadres A. Les changements politiques finissent par affecter beaucoup d’agents.
Le rythme électoral surdétermine également les transformations organisationnelles : audit en début de mandat, changement de DGS, nouvelle organisation et puis, évaluation en fin de mandat. Ce processus est renforcé par la mutualisation et le développement de l’intercommunalité (10 % d’agents de la FPT).
La politique opère aussi un retour dans la gestion. Les élus sont plus présents qu’autrefois dans un contexte de pression médiatique et électorale. L’instantanéité et l’urgence permanente de l’agenda politico-administratif entrent parfois en contradiction avec le travail des agents au contact du public.
De plus, les managers peinent à expliquer le sens des décisions. Le choix de procéder à certains investissements lourds n’est pas toujours correctement expliqué aux agents. Les décisions peuvent se trouver sans réelle légitimité aux yeux de ceux qui sont censés appliquer le programme politique traduit en projet d’administration.
Nouvelles baisses de dotations
L’annonce d’une coupe sombre d’ici 2017 de 11 milliards d’euros dans les finances locales par le premier ministre s’inscrit dans cette logique. Pour l’AMF, la baisse des dotations des Collectivités engendrera une remise en cause profonde de l’action publique locale, du service rendu aux habitants, un recul de l’investissement, et in fine un recul de l’emploi public et privé (dans le BTP notamment). Le cabinet Klopfer (consultant en finances locales) considère que ce contexte financier est source de nombreuses inconnues.
Ce sentiment est renforcé par une annonce encore plus inquiétante, celle du secrétaire d’État à la Réforme territoriale (le Figaro du 9 mai 2014) qui espère réduire de 12 à 25 milliards par an à moyen terme, les finances locales. Se dessine ainsi un véritable plan social dans la FPT pouvant concerner 100 000 emplois territoriaux. Le contexte est donc fortement anxiogène pour les agents de la FPT, au coeur d’un véritable processus de stigmatisation.
À l’aube d’une autre étape de la décentralisation, force est de reconnaître que celle-ci n’est plus du tout un mythe mobilisateur, une épopée historique dans la vie des collectivités locales.
À tout le moins, la décentralisation est caractérisée par une grande complexité et un manque de lisibilité. Elle ne désigne plus un projet, elle est devenue un terme technocratique porteur de contraintes et qui, pour beaucoup d’agents, peut conduire à une dégradation de leur travail, voire du service rendu à l’habitant, ce dernier étant, rappelons-le, leur raison d’être.
Dans ce sens, la montée des RPS dans la FPT peut être interprétée comme le révélateur d’une crise même de la réorganisation du modèle de déploiement territorial à la française (L. Davezies, 2012).
Les problèmes ne font d’ailleurs que commencer dans la mesure où les baisses de dotations et la désagrégation économique de certains territoires vont se conjuguer pour former localement des crises aiguës. L’enjeu est pourtant important : il interroge les services de proximité et leur devenir ainsi que le pacte social et républicain issu des années d’après-guerre. L’histoire des RPS dans la FPT ne fait peut-être que commencer. »
Lire aussi :
– Les salaires dans la fonction publique d’Etat - Etude INSEE 2015