Le public n’a joué historiquement qu’un rôle très limité dans les politiques publiques de l’eau en France. Quand ils se sont organisés au sein d’associations dédiées au drainage ou à l’irrigation, les petits consommateurs d’eau, et notamment les agriculteurs, n’ont eu qu’une influence modeste, qui s’est estompée à l’époque contemporaine, sous l’effet de la centralisation et de la croissance de la propriété privée et du libéralisme.
Dans les zones urbaines la participation du public est du même ordre, pour des raisons différentes. Les technologies de l’adduction opèrent comme un filtre et les usagers n’apportent pas grande attention à ces services, qui fonctionnent depuis si longtemps que l’idée s’est imposée que l’on pouvait y recourir à volonté. Ils se plaignent parfois de la qualité du service ou de l’augmentation de la facture d’eau, même quand ils ne connaissent pas son montant réel, s’ils ne sont pas abonnés au service.
Le grand public est très peu au fait de ces questions. Le fait qu’il puisse se mobiliser traduit l’existence d’un problème localisé. Jusqu’au début des années 90, hormis des publications spécialisées, les medias ont très peu couvert ce secteur. Ils n’ont commencé à le faire qu’en privilégiant une approche dénonciatrice, et non en promouvant une démarche d’apprentissage collectif.
En fait les politiques publiques de l’eau sont peu à peu devenues un sujet grand public au cours des années 90, sous l’angle d’une sévérisation des normes de potabilité, combinée à une longue période de sécheresse et à la révélation d’affaires politico-financières impliquant certains acteurs du secteur.
Cette "ouverture" des politiques de l’eau au public fut formalisée par le Parlement, à la requête du ministère de l’Environnement. Ainsi les lois de 1992 et 1994 ont-elles institué l’affichage des contrôles de la qualité de l’eau en mairie, et l’obligation de la publication annuelle d’un rapport sur le prix de l’eau. Un effort soutenu a été effectué afin d’expliquer l’augmentation du montant de la facture d’eau, d’en promouvoir une utilisation économe, informations aujourd’hui largement relayées par le biais des nouvelles technologies (sites Internet).
L’implication du public demeure pourtant inadéquate, dans la mesure où les mouvements de consommateurs et les associations de défense de l’environnement manquent souvent des connaissances techniques indispensables pour identifier les plus importants problèmes concernant l’avenir des ressources en eau.
La perception grand public des enjeux de l’eau s’en trouve très contrastée, et se prête à la controverse. Localement, des situations dégradées, comme en Bretagne, ont conduit à des affrontements répétés entre consommateurs et environnementalistes et la puissance publique.
Les comités de bassin, souvent qualifiés de "néo-parlements locaux de l’eau", sont réputés rassembler tous les acteurs intéressés par sa gestion. Ils comportent donc trois collèges, celui des représentants de l’Etat, celui des collectivités locales et celui des usagers.
Mme Dominique Voynet, par voie réglementaire, avait fait entrer dans les conseils d’administration des agences, deux représentants des associations : l’un de la protection de l’environnement, l’autre des consommateurs.
Mais l’insuffisante représentativité des usagers au sein du collège qui leur est dédié par les comités de bassin est critiquée par nombre d’acteurs et d’observateurs. Les représentants des secteurs industriel et agricole et des entreprises privées du secteur y détiennent en effet une majorité écrasante.
Dans les faits ce sont essentiellement deux associations de consommateurs (UFC-Que Choisir et la Confédération pour le logement et le cadre de vie - CLCV), qui y représentent les usagers "particuliers", qu’ils soient abonnés au service public de l’eau et de l’assainissement, ou non.
Cette représentation, qu’elle intervienne au sein des comités de bassin, ou du Comité national de l’eau (CNE), l’instance nationale de concertation, créée en 1977, demeure en effet largement symbolique, surtout si l’on considère que ce sont les usagers "de base" qui financent à hauteur de 85% le systême des redevances perçues par les agences de l’eau.
Il en va de même pour les grands réseaux de protection et de défense de l’environnement, dont la représentation demeure elle aussi très insuffisante au sein des comités de bassin ou du CNE. Les prises de position publiques d’un réseau comme celui de France Nature Environnement (FNE), en témoignent à l’envi.
On enregistre dès lors l’apparition progressive depuis une vingtaine d’années de deux nouveaux types de représentations spécifiques des usagers de l’eau.
– Des associations "environnementales", du type "Loire vivante", "Eaux et rivières de Bretagne", et à l’échelle nationale l’implication du réseau très actif de France Nature Environnement (FNE),
– Des structures "consuméristes", dédiées à la défense des intérêts des usagers du service public de l’eau et de l’assainissement, dans un contexte marqué par la part prépondérante qu’y prennent les grandes entreprises privées du secteur (Veolia, Suez-Ondeo et la Saur). La Coordination nationale des associations de consommateurs d’eau (CACE), regroupe ainsi en 2007 plus de 120 associations d’usagers, certaines actives depuis 15 ans, réparties sur l’ensemble du territoire.
Critique de la subsidiarité.
Avec un budget qui se situe depuis quelques années au voisinage de deux milliards d’euros, les six agences de l’eau (une agence spécifique à la Corse porte désormais leur nombre à 7), font figure d’acteurs majeurs en matière de financement des politiques publiques de l’eau et de l’assainissement.
Leurs moyens financiers proviennent de la perception des redevances, environ 82% au titre de la lutte contre la pollution, le reste au titre des prélèvements d’eau. Le principe "pollueur-payeur" étant à la base du système.
La pollution est formée par divers polluants élémentaires : matières en suspension, demande chimique en oxygène, azote sous diverses formes, phosphore, métaux, toxiques, sels dissous,…etc. Les quantités sont exprimées en kilogrammes rejetés par jour. Que l’on soit industriel ou particulier, chaque élément polluant est taxé selon un taux spécifique, tant d’euros au kilogramme par exemple.
La taxe est le produit de ce taux par la quantité en kilogrammes du polluant considéré, et chaque groupe de contributeurs devra s’acquitter de sa redevance à l’agence. Du moins en théorie, la réalité étant plus complexe.
En fait, situation régulièrement dénoncée depuis des années, ce sont les particuliers, au travers de leurs redevances pollution et prélèvement, qui apportent environ 81% du montant des redevances perçues par les agences, les industriels 18% et les agriculteurs 1%. Ces chiffres sont à peine modifiés si on ne prend en compte que la redevance pollution.
Si on met en relation les redevances pollution avec les pollutions que génèrent ces trois groupes, on constate que l’on est très loin de l’application du principe « pollueur-payeur ». Après traitement, chaque groupe apporte au milieu environ 33% de matière organique. Pour l’azote, les particuliers sont à l’origine de 20% des rejets, les industriels de 6% et les agriculteurs de 74%.
Quant à la diffusion des phytosanitaires dans l’environnement, les agriculteurs sont responsables de plus de 90% des quantités utilisées, celles-ci pouvant varier de 90 000 tonnes de matière active à 120 000 tonnes selon les années. Même si certains de ces chiffres datent de quelques années, ils restent représentatifs aujourd’hui.
Dans une logique d’affrontement des intérêts, qui défend ceux des particuliers au sein des comités de bassin ? Les militants des associations de consommateurs et de l’environnement, à l’évidence. Toutefois, selon elles, la majorité des élus se rangeraient trop souvent dans le camp des industriels et des agriculteurs, fréquemment incités à ce faire par les présidents des comités de bassin, qui sont eux aussi des élus.
Toujours selon les représentants d’associations de défense de l’environnement ou des consommateurs, le financement des politiques de l’eau serait la préoccupation majeure, et majoritaire, des membres des comités de bassin et des Conseils d’administration des agences. Ce serait même une "marque de fabrique", qui trouverait son origine dans la loi de 1964.
Compte tenu de la composition des comités de bassin, qui détermine celle des Conseils d’administration des agences, les politiques de gestion de l’eau seraient dès lors "figées depuis des décennies, et respectent toujours les mêmes intérêts".
Pour nombre d’administrateurs issus de la société civile qui siègent dans les comités de bassin, la question est donc de savoir "s’il faut cautionner, ou refuser de voter ?"
Un autre problème que poseraient ces institutions aux représentants des usagers est lié au volume et à la diversité des informations à traiter, à la complexité des dossiers et enfin au nombre très important de réunions des comités de bassin, qui ont créé des commissions géographiques et/ou thématiques, et des agences de l’eau.
Dans ces conditions, comment des militants associatifs bénévoles, qui par ailleurs exercent une profession, peuvent-ils sérieusement résister au lobbying des organisations professionnelles de l’industrie et de l’agriculture ? Cette question vaut aussi pour les élus locaux, qui représentent les intérêts des citoyens dans ces instances.
Les spécificités de la gouvernance de l’eau.
Le secteur de l’eau présente par ailleurs des spécificités qui ne facilitent pas la participation des usagers aux politiques publiques.
L’eau est une ressource locale, compétence des collectivités, en l’espèce les communes, depuis 1790. Résultat, on dénombre aujourd’hui en France environ 16 000 syndicats ou services pour l’eau potable, et près de 15 000 pour l’assainissement.
Dans la période récente, la forte croissance de l’intercommunalité conduit parfois à ce qu’un usager puisse dépendre, le plus souvent sans le savoir, de 3, 4, voire 5 "collectivités de rattachement", qui se partagent la gestion du service public de l’eau et de l’assainissement sur un territoire donné.
Autre singularité française, la forte présence d’entreprises privées, à qui les collectivités confient ces compétences dans le cadre de délégations de service public, à hauteur de 85% pour l’eau potable, et de plus de 55% pour l’assainissement, pour l’ensemble de la France.
Par hypothèse, ces milliers de syndicats, les collectivités qui les ont créés, et aujourd’hui leurs regroupements, à l’instar des centaines de services de l’Etat déconcentrés qui interviennent dans la gestion de l’eau, sans oublier les entreprises délégataires de service public et leurs très nombreuses filiales, vont donc émettre des messages. Un flux croissant des messages, extrêmement hétérogènes.
Dans ce contexte comment va s’organiser l’information de l’usager, voire sa participation à la gestion du service public de l’eau et de l’assainissement ?
Une première difficulté surgit d’emblée.
Il n’existe pas de définition légale de l’usager du service public de l’eau et de l’assainissement. Ce sont la doctrine et la jurisprudence qui ont précisé cette notion, qui renvoie à plusieurs réalités.
Dans un arrêt célèbre du 21 décembre 1906 (Arrêt syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli), le Conseil d’Etat reconnaissait que la qualité d’usagers d’un service public leur suffit à donner un intérêt à contester les actes qui concernent l’organisation et le fonctionnement de ce service, qu’ils émanent de l’organisme qui en est chargé, ou de l’autorité qui le contrôle. Le Conseil d’Etat reconnaissait ainsi l’usager comme un acteur à part entière du service public.
L’usager est le bénéficiaire des prestations du service public et/ou le client d’un Service public industriel et commercial (SPIC).
Pour l’eau l’usager est donc celui qui fait usage de l’eau, qu’il soit abonné ou non au service.
Par ailleurs l’usager n’est pas seulement un individu, il peut aussi être une personne morale.
En fait les distinctions que l’on peut opérer entre les différents usages de l’eau conditionnent pour une grande part les différents modes de participation aux services.
– L’usager industriel est un usager direct.
– L’usager agricole est lui aussi un usager direct.
– Mais les particuliers, en milieu urbain, ne sont donc fréquemment que des usagers indirects, via leur collectivité de rattachement (régie ou délégation de service public), s’ils résident en habitat collectif, qu’il s’agisse d’une copropriété ou d’un habitat social.
Dès l’abord apparaît donc une forte asymétrie d’information entre usagers directs et usagers indirects. Les usagers indirects n’étant quasiment pas informés des conditions dans lesquelles s’exerce le service public dont ils sont pourtant bénéficiaires.
commentaires
Merci pour votre lecture. Vous témoignez de la réalité d’une mise en réseau que j’appelle de mes voeux. Bien cordialement.
Bonsoir
Lectrice attentive, je reviens vers vous pour vous informer que j’ai créé récemment un magazine web, encore modeste mais évolutif, où sont réunis par rubriques des extraits d’articles d’auteurs s’exprimant sur la toile comme vous le faites. Ces extraits renvoient grâce à un lien au texte original, sur le site d’origine. Votre travail est précieux ainsi que celui de ceux qui dénoncent les travers de notre société, de notre monde, de responsables qui décident pour nous avec beaucoup d’impudence, mais également ceux qui proposent des alternatives à "l’irrémédiable". Je pense qu’il est important que ces voix qui s’élèvent un peu partout isolément se retrouvent en un lieu commun pour leur donner plus de force, plus de résonance. Je me suis permis d’extraire le début de ce texte (rubrique "des luttes") en invitant le lecteur à lire l’article ici et à découvrir votre travail plus en profondeur.
http://www.odilons.net
Bon courage et à bientôt.