Universitaire, membre du collectif Adour Eau transparente, Olivier Marcant lance un véritable cri d’alarme face aux tensions qui vont croissant dans le Sud-ouest de la France, à l’initiative d’une profession agricole qui refuse catégoriquement toute restriction en matière d’irrigation. Après avoir adopté un SDAGE (1) déjà peu contraignant, les irrigants refusent purement et simplement d’appliquer la loi. Une illustration consternante des échecs de la politique de l’eau récemment encore dénoncés par un rapport de la Cour des comptes.
Mardi 13 avril 2010, la Fédération nationale des exploitants agricoles (FNSEA), les Jeunes Agriculteurs (JA), l’Union des syndicats de producteurs français de céréales et d’oléoprotéagineux (ORAMA), Irrigants de France et l’Assemblée permanente des chambres d’agricultures (APCA) se sont réunis à Paris.
Dans une déclaration commune (2), ils demandent, entre autres, la suspension immédiate du processus de définition des volumes d’eau prélevables, la mise en place d’une politique de stockage d’eau forte et la baisse des redevances pour prélèvement.
Cette réunion fait suite à de nombreuses manifestations, en particulier dans le Sud Ouest (3), d’agriculteurs irrigants qui demandent la suspension du décret mettant en place des Organismes Uniques (OU) de gestion des volumes d’eau alloués à l’usage agricole (dits volumes
prélevables, VP).
Ce décret devrait s’appliquer sur les "Zones de Répartition des Eaux" (ZRE) (4), bassins considérés comme déficitaires par rapport à la somme des besoins quantitatifs de tous les usages de l’eau (les autres bassins continuant à être réglementés par le régime d’autorisations préfectorales individuelles ou collectives).
Réforme des prélèvements agricoles et réforme de l’Etat
Cette réforme prévue par la Loi sur l’eau du 30 décembre 2006 (LEMA), s’inscrit dans le contexte général de désengagement de l’Etat de la politique de l’eau : restructuration des services déconcentrés aux niveaux régionaux et départementaux, et non remplacement de la moitié des départs à la retraite dans le cadre de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP).
Face à la nécessité de connaître et contrôler les prélèvements agricoles (installation des compteurs effective depuis quelques années), l’Etat a décidé de reporter des tâches de gestion quelque peu délicates (répartition d’un quota par sous-bassin) sur un organisme unique (qui devra se financer sur les usagers agricoles, ce qui va dans le sens du recouvrement des coûts de chaque usage promu par la Loi...), avec obligation de reporting très stricte… et sanctions (?) en cas de non respect de ce quota.
Jusque là, le Préfet arrêtait chaque année des autorisations de prélèvement en faveur de chaque irrigant individuel ou association d’irrigants, selon un volume (ou un débit selon les départements) maximum négocié rivière par rivière avec les Chambres d’Agriculture (par exemple 2000 m3/ha irrigué sur une rivière réalimentée par un barrage-réservoir).
En fait, ces autorisations, très larges, n’ont jamais constitué de réelle contrainte, d’où la colère aujourd’hui des irrigants. L’administration n’ayant jamais été en mesure de connaître les besoins et les consommations réelles – et donc de contrôler le respect des autorisations -, il lui était difficile de revoir à la baisse les volumes autorisés et faire face aux pressions de la profession.
Il fallait que les débits des rivières passent sous une côte d’alerte fixée par les SDAGE (Schémas Directeurs des 6 grandes agences de l’eau, l’actuel étant le SDAGE 2009-2015), pour que le Préfet soit contraint de réunir été après été des « cellules de crise » de sécheresse estivale, et de prendre des arrêtés de restriction… qui avaient un effet inverse à celui désiré, les irrigants se dépêchant d’irriguer quand un arrêté se profilait ! Bref, un système qui marchait sur la tête et qui, privilégiant l’usage agricole aux dépens des autres usages, demandait à être réformé.
Depuis la mise en place (récente), de compteurs et l’obligation pour les agriculteurs de déclarer leur consommation à l’Agence de l’Eau (pour le calcul de la redevance), on connaît un peu mieux les consommations, peut-être sous-estimées du fait de pompages "sauvages".
A titre d’exemple, sur le Bassin de l’Adour, les volumes prélevés réels connus par l’Agence correspondent à 67% des volumes autorisés en 2006 et à 54% des volumes autorisés en 2007, année pluvieuse, selon les chiffres de l’Observatoire de l’Eau du Bassin de l’Adour).
Le Préfet coordonnateur du Bassin de l’Adour a proposé début avril, comme "volume initial" de négociation, un quota en baisse de 19% par rapport aux volumes précédemment autorisés.
Mais qui va gérer ce quota ? Comment assurer une répartition équitable entre irrigants et au mieux des besoins sociétaux d’alimentation ? Comment contrôler que les règles communes seront respectées ?
Le décret de création des « Organismes uniques » offre peu de garanties sur ces points.
Inversion des priorités d’usage
Ce nouveau mode de gestion devait (car il y aura du retard), se mettre en place en 2010 : études pour calculer le volume disponible pour l’agriculture proposé à la profession agricole, appels à candidature pour l’organisme unique, choix de l’OU et des quotas "définitifs" par les Préfets.
Au départ nombreuses à se porter candidates, les Chambres d’agriculture, initialement très volontaires, sont à la vue des volumes prélevables calculés par des bureaux d’études "indépendants", moins enthousiastes : elles sont même à l’origine de manifestations demandant l’abrogation d’un décret qu’elles avaient pourtant approuvé lors des débats parlementaires sur la Loi sur l’eau et les milieux aquatiques (LEMA) du 30 décembre 2006.
En effet, les volumes prélevables calculés sont parfois très inférieurs aux volumes autorisés ("jusqu’à 70% voire 100%, dans certains bassins" selon le communiqué commun de la profession agricole du 13 avril dernier), et les Chambres se voient mal devoir répartir la pénurie et sanctionner les dépassements.
Pour les syndicats agricoles majoritaires, 1 million de m3 en moins, ce serait 28 emplois en moins : on aimerait d’ailleurs qu’ils calculent combien la concentration des terres agricoles aux mains des plus grosses exploitations céréalières a supprimé d’emplois et d’exploitations agricoles ces dernières décennies…
Ne peut-on craindre que, malgré l’obligation de rendre des comptes transparents à la puissance publique (et à nous tous, comme le font déjà les délégataires des services publics de l’eau potable dans des rapports illisibles…, peu analysés et peu lus, excepté quelques acharnés associatifs défenseurs du bien public…), cette gestion commune n’avantage par exemple un élu de la Chambre gros céréaliculteur plutôt qu’un maraîcher bio… ? Pénalisant l’emploi agricole et les demandes sociales de produits agricoles. Pense-t-on que la profession dont la représentativité professionnelle est déjà sujette à caution, sera plus apte à représenter l’intérêt général qu’une administration même privée de moyens ?
Quelles que soient les manipulations des chiffres initiaux calculés par les bureaux d’études (manipulations qui vont encore s’amplifier avec les contre-expertises des Chambres et les négociations en cours et sûrement aboutir à des volumes plus acceptables par les irrigants), il est intéressant de noter que l’administration essaie par cette réforme d’imposer par la force (?) le respect des débits minimum, ou "débits d’objectif d’étiage" (DOE), nécessaires au bon état des milieux aquatiques.
En fait, ces débits sont calculés statistiquement comme seuil minimum constaté au moins 80 années sur un siècle : cela devrait assurer l’appui des associations de protection de la nature et de l’environnement au difficile travail des Préfets.
Les volumes prélevables par l’agriculture sont en effet calculés comme ce qui reste des volumes naturels disponibles (au dessus des DOE) une fois satisfaits les besoins industriels et en eau potable. C’est l’inverse de ce qui se passe (passait ?) dans la réalité : le prélèvement agricole vidant les rivières et les nappes jusqu’à mettre en péril certains étés les captages d’eau potable en rivières, le refroidissement des centrales nucléaires et la vie aquatique !
Fuite en avant et combat perdu d’avance
Les Chambres d’agriculture et les syndicats majoritaires profitent – dans un contexte de crise agricole grave - de la colère et du désarroi des irrigants pour exiger la construction de nouveaux barrages d’irrigation (160 millions de m3 construits ces dernières trente années dans le Bassin de l’Adour avec l’argent de l’Agence et des collectivités locales - 1,5 à 2,5 € /m3 stocké -, 20 millions de m3 en projets, à comparer avec un volume total autorisé sur ce bassin de 320 millions de m3).
Ils s’appuient sur la défense des territoires ruraux (du maïs à perte de vue… quand il ne la cache pas), de l’emploi agricole (payé pour le moment par les aides PAC), et des usines d’agrocarburants (à bilan énergétique négatif), sur leurs soi-disant efforts d’économies d’eau, évalués pour ces dernières années de façon fantaisiste à 5% du volume total, chiffre qui reste à démontrer alors que la loi impose que la réalisation de barrages ne soit possible qu’une fois toutes les autres voies épuisées.
Ils oublient de dire que les assolements qui se sont mis en place ces dernières décennies (maïs sur maïs), épuisent les sols, détruisent leurs capacités de rétention d’eau, obligent à toujours plus d’eau et d’engrais chimiques. Ils oublient de parler des paysans chassés de leurs terres en Amérique du Sud et des forêts amazoniennes détruites pour cultiver le soja ogm nécessaire à complémenter l’alimentation animale hors sol.
C’est toute cette logique de fuite en avant d’une agriculture condamnée (encore timidement avec la réforme de la PAC qui tente de réorienter les aides publiques de la grande céréaliculture de plaine vers l’élevage et la montagne), qu’il faut dénoncer.
Les élus majoritaires de la profession s’obstinent dans des choix qui ont démontré leurs impacts négatifs. Ils réclament à contre-courant l’engagement financier de l’Etat pour édifier des barrages qui sécurisent les revenus de quelques uns : ils ne veulent pas voir que ce n’est pas une monoculture complètement artificialisée qui pourra résister au changement climatique.
Ils entraînent avec eux dans le mur toute une profession et des territoires entiers en plein désarroi qui aspirent pour une grande partie d’entre eux, avec toute la société, à revitaliser une agriculture respectueuse de l’environnement, productrice d’une alimentation saine, de qualité et abordable par tous, et qui reconnaisse équitablement le travail de ses agriculteurs."
Lire aussi :
Les élus du basin de l’Adour en appellent à la cohérence sur l’eau
Sud-ouest, 27 avril 2010.
Notes :
– (1) SDAGE : Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux.
– (2) Le ommuniqué commun des organisations agricoles du 13 avril 2010
– (3) Manifestations agricoles dans le Sud-ouest
– (4) La liste des "Zones de Répartition des Eaux" (ZRE)
– (5) Communiqué FNE 65 SEPANSO CAET
– (6) Communiqué Chabot Ariège
Forum le 7 mai 2010 à Mont-de-Marsan
Le Collectif Adour Eau Transparente organise au Théâtre de Mont-de-Marsan, place Charles de Gaulle, dans les Landes, un grand forum citoyen.
Il s’agira de regrouper des spécialistes de l’eau, de l’agriculture et de la santé environnementale, afin de débattre des projets de barrages-réservoirs (pour l’irrigation agricole) et de l’avenir de l’agriculture du sud-ouest dans un contexte de changement climatique, avec une table ronde à partir de 16h30, à 18h00 la projection du film « Homotoxicus », et à 20h30 une conférence du professeur Belpomme : « Alimentation, pesticides et cancers ».
Voir le programme détaillé sur le site d’Adour Eau Transparente
Contact :
Collectif Adour Eau Transparente
Maison de la Nature et de l’Environnement
Domaine de Sers
64000 Pau
Une offre de thèse du Cemagref sur l’irrigation...
Etonnante collision, conjointement le Cemagref offre de subventionner trois ans durant, pour 1800 euros par mois, un thésard qui étudiera l’optimisation des "tours d’eau"...
Nous sommes (presque) sauvés...
Lire aussi :
Le communiqué du Collectif « Ass’eau BAG » du 4 mai 2010 :
« Changement profond des pratiques culturales et agronomiques : la SEULE solution à la crise qui secoue le monde agricole aujourd’hui. »
commentaires
Sur le premier point, je pense que vous faites référence à des cultures sous contrats (maïs semence, légumes) pour lequel l’industriel ou la coopérative impose à l’agriculteur contractant des normes de qualité (que les industriels présentent ensuite comme une exigence des consommateurs) qui nécessitent que les besoins hydriques des plantes soient satisfaits.
Sur le deuxième point, je serais intéressé de connaître la source sûre (et sur quel bassin) car les gestionnaires eux-mêmes disent ne pas connaitre les taux de perte sur les réseaux de distribution d’eau d’irrigation (ce qui justifie de ne pouvoir s’engager sur des économies conséquentes). Ou faites-vous allusion à des prélèvements non autorisés et sans comptage ?
Merci pour votre témoignage.
Il pleut assez d’eau en France toute l’année pour en disposer en abondance toute l’année et sur tout le territoire.
Encore faut-il ne pas la laisser passer quand elle tombe en trombes et ne pas pomper dans l’eau souterraine sans se soucier du rechargement des réserves.
Il n’y a pas d’autre solution pour obtenir une efficacité maximum que de faire une gestion globale de la ressource en eau sur tout le territoire.
Cela consiste à couvrir chaque bassin versant de réseaux de canaux à 1% de ppente et complémentaires des cours d’eau pour permettre de prélever latéralement et répartir par réinfiltration de l’ eau le long des canaux afin de recharger les eaux souterraines et de ralentir leurs écoulements dans un long circuit sous terre.
Suis passé sur un pont au dessus du Gers samedi : eau verdâtre, eutrophisée ?... en Avril !! Ai-je eu la berlue ?
+ Un regard critique sur la situation agricole en France au miroir du monde. "Le malaise paysan" - Entretien avec Marc Dufumier prof Agro et reportage chez les éleveurs laitiers en Bourgogne. 8 pages passionnantes dans Télérama, l’hebdo n° 3144 cette semaine 14 avril.
Petite note en plus :
Il semblerait que les contrats d’assurance souscrits par les agriculteurs comportent des paragraphes qui imposent explicitement un certain niveau d’irrigation. C’est à dire que si les exploitants n’arrosent pas tant de fois ou tel volume (et ce, indépendamment de tout autre paramètre, météo ou stock), et ben, ils ne sont plus assurés. D’où des exploitants encouragés à arroser sous la pluie, comme je le vois souvent en me baladant dans ma Gascogne.
Info à vérifier, qui s’avèrerait crucial dans notre débat sur l’eau !
Bon, après, étant dans le bassin versant Adour, je peux aussi ajouter de source sûre que le taux "d’évaporation" de la flotte du réseau est d’au moins 40%, c’est à dire que 40% de la flotte pompée sur le réseau ne passe pas par un compteur. Et il y a des mares qui se remplissent toutes seules, dans la nuit.