Constat fait d’une catastrophe environnementale vers laquelle nous nous acheminons sans coup férir, après avoir pris acte de l’épuisement du modèle économique qui a présidé à la gestion des services d’eau depuis le 19ème siècle, reste à scruter un avenir décidément de plus en plus incertain. Pour Bernard Barraqué, économiste et directeur de recherche au CNRS, après avoir connu trois grands âges de la gestion de l’eau, nous assistons à l’émergence du génie de l’environnement et de modèles de gestion complexe. Mais ce nouvel âge de la gestion de l’eau va nécessiter des investissements considérables, qui sont loin d’être acquis aujourd’hui.
L’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) organisait à Paris le 14 janvier 2005 un séminaire titré « Accès aux services essentiels dans les PED ». Bernard Barraqué, alors attaché au Latts-ENPC, qu’il a depuis quitté pour l’Engref, y présentait une analyse titrée, avec l’once de provocation qui lui est coutumière, « Eau (et gaz) à tous les étages : comment les Européens l’ont eue, et comment le Tiers Monde pourrait l’avoir ? ». Son analyse et ses questionnements dessinent clairement eux aussi l’épuisement d’un cycle et l’émergence d’un nouveau paradigme.
(Le texte intégral de cette intervention peut être consulté en fichier joint ci-après).
« (...) le nouvel âge de l’industrie de l’eau est celui non plus de l’augmentation de l’offre en quantité ni en qualité, mais de la gestion de la demande d’eau potable, et au delà, des diverses demandes d’eau ensemble. Donc du partage de la ressource, et de la protection des milieux aquatiques. Les connaissances nouvelles que ces approches nécessitent, distinguent le génie de l’environnement du génie sanitaire.
Et d’abord, elles nous éloignent un peu plus des approches de génie civil et de la grande hydraulique étatique. Il y a à peine quelques mois, l’Espagne et le Portugal, sous la pression de l’Union européenne, ont en partie renoncé à programmer toujours plus de barrages et de transferts, comme du temps des dictatures et des années Trente.
Aux Etats-Unis, la remise en cause de ces politiques de l’offre a commencé dès les années 1970 en Californie, et, malgré des projets de transferts qu’on associe « pour faire moderne » à la nouveauté des marchés de l’eau, les volumes d’eau vendus sont en nette diminution depuis les années 1980. New York par exemple a pu suivre un chemin différent des villes européennes à cause de l’abondance d’eau qui a permis de prolonger le premier âge, complété par une stratégie de type troisième âge, elle-même facilitée par la faible occupation agricole de l’espace aux environs des réservoirs naturels : prendre l’eau très loin, à profusion, et protéger la nature dans de vastes zones autour des points de prélèvement.
Mais la grande métropole risque d’être rattrapée par l’histoire européenne, car cette protection renforce le risque de contamination par les parasites des animaux sauvages (cryptosporidium, giardia). Un rapport de l’USEPA a conclu à la nécessité de filtrer l’eau et de la traiter avant distribution, alors que les ingénieurs de la ville plaidaient pour un simple renforcement des mesures de protection des sols habituelles (Okun et al., 1997 ; Ashendorff et al., 1997).
Si les nouveaux traitements sont mis en place, le coût de production de l’eau augmentera sérieusement, et on risque de faire face à un effondrement de la demande, surtout si, en même temps, la ville décide de mettre des compteurs d’eau individuels pour remplacer le mode actuel de facturation forfaitaire (frontage rates) : une étude récente a en effet montré que l’impact en serait catastrophique en termes redistributifs, surtout dans une ville où le logement est très cher (Netzer & al, 2001). Mais, dira-t-on depuis Paris, pourquoi dans ces conditions ne pas simplement prendre l’eau dans l’Hudson river juste en amont de la ville au lieu de la chercher si loin, et notamment jusqu’au Québec ?
Dans le domaine de l’assainissement, aussi, la remise en cause des solutions purement technologiques au profit de solutions plus territorialisées progresse : voir les expériences françaises regroupées sous les termes d’eau dans la ville, d’hydrologie urbaine, etc. On ne peut plus véhiculer l’eau de pluie des grandes métropoles avec les eaux usées, on sépare, on réinfiltre, on stocke, on revisibilise etc. Là aussi des formes nouvelles d’implication des populations sont indispensables (Moss, 2000).
Au bout de cette description historique, on en arrive à se poser une question qui était a priori incongrue : les Européens, même eux, ont-ils les moyens de s’offrir leurs services publics de l’eau à long terme ?
Cette question s’est imposée depuis que les Directives européennes se sont multipliées et ont été accompagnées de demandes d’estimation de coûts d’application. Le renchérissement prévisible lié aux importants investissements prévus a suscité des critiques croissantes du public, des élus et de la presse ; mais elles ont eu lieu paradoxalement davantage dans les pays du nord de l’Europe que dans ceux du sud, alors que les investissements à faire étaient bien plus élevés au sud : c’est que là, l’eau reste encore inégalement fournie, et largement sous-tarifée (et donc elle reste en deçà du débat public) ; et on peut même dire que tant qu’il y a rationnement relatif de l’eau, on ne peut penser à la rationalisation des usages.
En ce qui concerne les services publics d’eau et d’assainissement, et plus largement la gestion des infrastructures hydrauliques, la problématique des trois E du développement durable (Economie, Environnement, Ethique) se décline de la façon suivante :
– Les modes de financement actuels, et en particulier les factures d’eau lorsqu’il y en a, permettent-ils de maintenir le patrimoine technique en bon état, une fois l’équipement initial réalisé ? Cette formulation nous paraît plus précise que la notion de tarification au coût complet (full cost pricing) initialement proposée par les économistes de la Commission dans la Directive cadre sur l’eau. Car le coût complet comprend-il l’investissement, et son renouvellement ?
– Ceux-ci sont-ils assurés par des emprunts, des amortissements et des provisions, des subventions, ou encore par des systèmes de péréquation du genre des agences de l’eau en France ?
– Quels investissements supplémentaires faut-il consentir pour améliorer les performances environnementales et de santé publique des services ?
Dans chaque pays européen, les Directives nombreuses sur l’eau potable, l’assainissement et l’épuration, et désormais le milieu aquatique, viennent s’ajouter aux politiques nationales plus anciennes ou plus spécifiques, et se traduisent par des investissements importants.
Par exemple, la Directive sur les eaux résiduaires urbaines (CEE 271/91) a été évaluée à 12,5 milliards d’Euros pour les Britanniques, 13 pour les Français, 28 pour les Italiens, et jusqu’à 65 pour l’Allemagne (dont près de la moitié pour les Länder de l’ancienne RDA).
Ces sommes considérables conduisent à se demander si dans certains cas, des solutions techniques alternatives à la « end of pipe technology » ne seraient pas plus appropriées : les régions rurales à faible densités devront rester assainies par des techniques autonomes. Ne faut-il pas d’autre part accepter l’idée qu’on injectera des subventions périodiquement dans le système ? Si tous ces investissements et ces coûts de fonctionnement accrus se répercutent sur les factures d’eau ou les rates, les usagers pourront-ils encore payer, et l’accepteront-ils ?
Quelle va être l’attitude des élus, soumis qu’ils sont à la pression des médias ? Ne seront-ils pas tentés par un discours démagogique, comme en France actuellement, du « racket » des consommateurs, permettant de
reporter des investissements indispensables à plus tard, après les élections ?
On voit bien ainsi que les trois grands axes de la tenabilité à long terme ne sont pas forcément compatibles entre eux, ce qui rend l’évaluation des services publics très difficile. Or, une caractéristique majeure des politiques environnementales, c’est le paradoxe d’un besoin accru de maîtrise de l’avenir lointain et de situations “ systémiques ”, qui appelle une spécialisation et un
resserrement de l’expertise, alors même que le public réclame de la transparence, de la participation plus directe, et des évaluations immédiates.
Il est ainsi difficile de comprendre la nécessité pratique de péréquations de toutes sortes lorsque des investissements très lourds, mais à périodicité lente, sont en jeu. Pourtant, lorsqu’on fait une typologie des évolutions de la gestion municipale à partir de sa crise financière, on aboutit à cette péréquation. »
Une citation :
"L’ancien n’est pas complètement mort, le nouveau n’est pas encore né. La lutte va être terrible."
Antonio Gramsci.
Gestion de l’eau :
Gestion de l’eau (1) : le réquisitoire de l’IFEN
Gestion de l’eau (2) : la vision de Veolia
Gestion de l’eau (3) : le cri d’alarme de Bernard Barraqué