La critique des abus financiers générés par la pratique des délégations de service public (DSP) dans le domaine de l’eau et de l’assainissement a de longue date souligné les dérives découlant de la prise en charge contractuelle par l’entreprise titulaire de la convention de DSP, sur toute la durée du contrat, du renouvellement des infrastructures (réseaux, pièces électromécaniques et usines), qui lui sont confiées par la collectivité, et doivent être renouvelées pour garantir le’ maintien de la qualité du service. L’évolution des pratiques en ce domaine témoigne, et de l’obstination des entreprises à pérenniser une rente colossale, et de l’incapacité des collectivités à mettre un terme à des abus pourtant manifestes, comme le dénoncent de longue date Jean-Louis et Paul Linossier et la CACE, dont l’expertise éprouvée a alimenté ce billet.
A l’origine dans les années 1970-1980, les dotations pour renouvellement s’effectuaient fréquemment sous forme d’un « fonds de travaux », géré par l’entreprise délégataire, et abondé par les sommes prélevées sur la facture d’eau de l’usager, dont l’entreprise assure l’encaissement.
Le dispositif permettait déjà des recettes confortables via le recours au « bordereau de prix » annexé au contrat, qui fixe les tarifs des interventions qu’effectue l’entreprise. Un tarif qui ménage bien évidemment des marges plus que confortables.
Du « fonds de travaux » à la « provision pour renouvellement »
Mais l’affaire n’était pas encore assez rentable, d’où l’invention des « provisions pour renouvellement ». Cette fois l’entreprise « provisionnait » comptablement un montant annuel forfaitaire fixé en début de contrat, et donc alimenté chaque année dudit montant, toujours prélevé sur la facture de l’usager.
Par nature, ces sommes ne peuvent être corrélées avec un montant de travaux qui seront effectivement réalisés, ou non, pendant la durée du contrat, ce qui confère dès lors à l’entreprise une très large latitude pour décider si elle les affecte, ou non, à la réalisation de travaux…
Dès la fin des années 1990, les Chambres régionales des comptes ont contesté les méthodes de gestion de cette manne, extraordinairement profitable, puisée dans la poche des abonnés.
En premier lieu, elles ont souligné que ces provisions pour renouvellement des installations ne pouvaient être gérées, comptablement et fiscalement, d’une manière dans les comptes sociaux des entreprises, et d’une autre façon dans les comptes remis aux collectivités concédantes.
Les provisions étaient en effet considérées chaque année comme des « charges » de l’entreprise et diminuaient de ce fait, d’un montant équivalent, l’impôt sur les sociétés qu’elles doivent acquitter.
De surcroît cet apport de trésorerie, immédiatement placé, générait des bénéfices complémentaires.
Par contre, en fin de contrat, ces provisions non utilisées devaient être réintégrées.
Les CRC ont rappelé à d’innombrables reprises aux sociétés délégataires que les montants de ces provisions non consommés pour des travaux effectivement réalisés devaient impérativement revenir à la collectivité (et aux usagers) en fin de contrat, par voie de reversement au budget du service. Ce qui était… très rarement le cas, et souligne l’absence de vigilance et de contrôle que devraient exercer les collectivités.
De la « garantie de renouvellement »
En réaction, les entreprises ont ensuite inventé la garantie de renouvellement, assimilée à une prime d’assurance.
Le plus scandaleux est que ce principe de cette "garantie assurantielle" a été validé par le ministère des Finances il y a une dizaine d’années.
En effet, cette validation annulait, de fait, la notion comptable de "provision" et toute la législation, notamment fiscale, qui s’y rattache, même lorsque les provisions n’ont pas été utilisées.
En fait, selon les justifications des fermiers, (justifications répétées dans leurs Compte-rendus techniques et financiers annuels, par ailleurs établis selon des règles qu’ils ont inventées !), le calcul du montant annuel de la "garantie de renouvellement" résulte d’un lissage de la charge contractuelle du coût du remplacement, durant toutes les années du contrat, des matériels figurant au fichier des Installations en jouissance temporaire (IJT).
Seuls sont concernés les matériels arrivant en fin de vie sur ce fichier, et dont la fin de vie échoit durant les années du contrat.
Dans les années passées, ce fichier était théoriquement connu, mais pas toujours, à la signature du contrat de DSP (coût de remplacement à l’année 0, durée de vie, donc date de remplacement, mais pas le coût de remplacement réel en fin de vie).
Aujourd’hui, ce document figure en annexe de la quasi-totalité des contrats mais les collectivités auront-elles les moyens d’en contrôler l’exécution, voire même la volonté de procéder à ce contrôle alors qu’elles facturent cette charge à leur fermier ?
Ne pas oublier non plus que le montant global des éléments de la garantie restant à renouveler est réévalué chaque année par son indexation sur un indice INSEE (TP01 par exemple), sachant que cet indice est très inflationniste.
Ainsi, lorsque l’élément arrivé en fin de vie est renouvelé, il l’est à un coût bien inférieur à celui du lissage indexé, mais la différence n’est pas rendue à la collectivité.
Tout est donc prévu, contractuellement, pour charger la barque au-delà du maximum, mais en évitant, of course, qu’elle ne coule.
Comment éviter l’arnaque ?
Il suffit à la collectivité de reprendre les renouvellements à sa charge, ce qui n’est pas impossible, puisqu’elle a déjà les investissements à sa charge dans les contrats d’affermage.
Ces renouvellements pourront ainsi faire l’objet de marchés publics, et échapperont dès lors à l’arnaque du bordereau de prix annexé au contrat, lui-même surévalué de 30% à 50 % suivant les enquêtes de certaines collectivités, qui n’en acceptent pas moins de se faire avoir, à l’insu de leur plein gré...
Lors des révisions quinquennales de contrat, outre les baisses de prix, certaines collectivités ont d’ailleurs obtenu une révision de la garantie de renouvellement.
On évitera enfin de se faire avoir dans les grandes largeurs, comme cela a malheureusement été le cas, tant à Bordeaux qu’à Paris ces dernières années.
Ces deux collectivités avaient identifié, après un véritable bras de fer, des montants colossaux de provisions non utilisées.
On se demande bien dès lors pourquoi elles ont néanmoins fini par accepter une proposition apparemment avantageuse du délégataire, et qui consiste, pour le bénéficiaire d’un contrat léonin, à reconnaître qu’il a trop prélevé mais à assurer qu’il est prêt à dédommager, en effectuant des travaux non prévue initialement...
Il arrive malheureusement que cette proposition soit acceptée, par exemple à Bordeaux puis à Paris. Mais c’est en fait une nouvelle arnaque puisque ces travaux, peut-être par ailleurs inutiles, seront facturés suivant le bordereau de prix, c’est-à-dire pour un coût toujours supérieur de 30 à 50 % à celui qui serait obtenu par le biais de la passation d’un marché public…
De la volatilité de la « garantie »
L’idée de la « garantie pour renouvellement » était donc, pour simplifier, que l’entreprise, personne morale, s’engageait à pourvoir à tous travaux de renouvellement à hauteur des « primes » ,perçues au titre de cette « garantie », et en attendant, par le biais d’un jeu d’écritures comptables complexe, plaçait les montants prélevés au titre de la garantie où bon lui semblait.
C’est ainsi que plusieurs milliards d’euros abondèrent la filiale « captive » de réassurance, contrôlée à 100% par Vivendi, que Jean-Marie Messier et ses petits génies de la finance, imaginèrent de créer ‘en Islande, paradis fiscal bien connu. On découvrit ensuite que partie de ces sommes colossales servirent au même Jean-Marie Messier à racheter des quantités phénoménales d’actions de Vivendi, alors en chute libre, quand l’Empire commença à être menacé d’un krach retentissant…
On peut augurer que près de 5 milliards d’euros disparurent dans le brasier, autant de « provisions » qui n’ont donc pas été affectées au renouvellement des réseaux gérés aujourd’hui par Veolia…
Sans compter, ce dont personne ne s’est particulièrement ému, que lorsqu’il a fallu séparer l’ex-Vivendi et ses actifs dans l’audiovisuel de sa filiale Vivendi Environnement, rebaptisée en Veolia Environnement, c’est Veolia qui a hérité de surcroît, d’un coup de baguette magique, des 18 milliards d’euros de dettes accumulées par le génial Messier !
On comprend dès lors pourquoi de sombres augures, parfaitement au courant de ces tours de passe-passe, promettent désormais le pire aux collectivités qui n’investiraient pas les milliards d’euros nécessaires à la résorption des fuites dans les réseaux qui n’ont à l’évidence pas bénéficié, on comprend pourquoi, du « renouvellement » auquel auraient du pourvoir les « provisions » et « garanties » constituées à cet effet…
Mais qu’on se rassure, un rapport signé en son temps par l’éminent constitutionnaliste Guy Carcassonne avait lui aussi validé, en droit, le principe de la « garantie pour renouvellement »…
Renouvellement « patrimonial » et « fonctionnel »
Bis repetita. Quelques années passèrent à nouveau, et les opiniâtres Chambres régionales des comptes, constatant qu’à l’égal des assureurs qui ne remboursent pas les assurés qui n’ont pas d’accident, les entreprises ne remboursaient toujours pas les provisions non utilisées, leur ont alors opposé que rien ne les autorisait à s’instaurer assureur, et que cette profession est régie par un code spécifique, le code de l’assurance.
Il restait donc aux distributeurs d’eau privés à inventer une nouvelle formule pour continuer à se soustraire aux dispositions légales qui régissent la provision pour le renouvellement des installations.
C’est aujourd’hui chose faite avec l’idée, géniale, de ne plus parler ni de « provision », ni de « garantie » de renouvellement.
C’est ainsi que dans les nouveaux contrats d’affermage, le renouvellement des installations est assimilé à une charge courante d’exploitation sous la dénomination de "Charges de renouvellement et de grosses réparations à caractère fonctionnel."
Kézako ?
Et bien il y a désormais les « casses », normales, et à la charge de la collectivité.
Les renouvellement à caractère « patrimonial », c’est-à-dire que l’on va considérer que le remplacement d’un équipement qui a dépassé sa durée de vie « nominale », soit la durée au-delà de laquelle la profession et « l’état de l’art », s’accordent à reconnaître qu’il est devenu obsolète, est lui aussi à la charge de la collectivité…
Et ne demeurent donc à la charge de l’entreprise dans le cadre d’un contrat d’affermage que les grosses réparations à caractère « fonctionnel », c’est-à-dire celles strictement indispensables à la poursuite du fonctionnement des infrastructures déléguées, propriété de la collectivité, et non celles à caractère « patrimonial », qui relèvent on l’a vu d’une gestion de bon père de famille, et donc de la collectivité.
Le distinguo est subtil ? C’est fait exprès, pour réduire d’autant les investissements que devront réellement effectuer les entreprises, puisque la délégation de service public est censée s’exercer « aux risques et périls » du délégataire…
Du coup bien évidemment, en bonnes « gestionnaires de risques », et afin de prévenir tout litige, les contrats d’affermage précisent bien que les travaux correspondants aux charges de renouvellement et grosses réparations à caractère fonctionnel ne font pas l’objet d’une programmation.
On a donc les renouvellement « programmés », et « non programmés », histoire de compliquer encore les choses…
Il reste donc dès lors à vérifier dans les comptes sociaux de l’entreprise l’affectation des sommes attribuées à la "Garantie de bon fonctionnement du service et des travaux de renouvellement et de grosses réparations à caractère fonctionnel" : provision ou charge courante ?
Cette nouvelle formulation du renouvellement vient d’être adoptée par le nouveau modèle de cahier des charges d’affermage établi par l’Association des maires de France afin « d’intégrer les évolutions techniques, réglementaires et juridiques des vingt dernières années… »
Et pas d’inquiétude, Saur et Veolia vous proposent aussi désormais de « gérer ensemble »… un « fonds de travaux ». Retour vers le futur.
Dans un registre voisin de l’actuelle campagne de com » de Lyonnaise des eaux, qui a diffusé le 21 mars 2010 un communiqué dans lequel elle affirme s’engager à « révolutionner » la gestion déléguée, on aura compris, immortelle leçon de Lampedusa, « qu’il faut tout changer pour que rien ne change… »
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Lire aussi :
Quelle destination pour les provisions en fin de concession ?
Les eaux glacées du calcul égoïste, 20 février 2011.