Depuis une dizaine d’années un marronnier s’impose régulièrement à la Une des medias, et fait cauchemarder la « dream team » des « acteurs de l’eau » : son prix, qui tout naturellement ne fait qu’augmenter pour de très mauvaises raisons. Sauf que ce vrai-faux débat est conduit en dépit du bon sens. Quand vous entendez « prix de l’eau », sachez qu’on vous mène en bateau…
Un puissant mouvement de contestation dénonce depuis quelques années sur toute la planète la "marchandisation" croissante de l’eau, ressource vitale, qui ne doit pas devenir une marchandise, mais être considérée comme un bien commun de l’humanité, accessible à tous. Si la situation qui prévaut aujourd’hui à l’échelle du globe est extrêmement contrastée - rien de commun entre la situation des habitants des pays industrialisés dont la facture d’eau demeure acceptable, et celle des habitants défavorisés d’une mégalopole du Tiers-Monde qui doivent consacrer jusqu’à 10% de leurs maigres revenus pour pouvoir disposer du précieux liquide, indispensable à toute vie -, il n’en demeure pas moins que la fixation d’un "juste" prix de l’eau relève d’un véritable casse-tête.
La maîtrise de l’eau, la fixation de son coût, éclairent en effet en creux des inégalités fondamentales. Accéder à l’eau au meilleur coût suppose de pouvoir peser sur les législations qui l’encadrent. Un certain nombre d’acteurs économiques et politiques jouissent ainsi d’une véritable rente de situation qui ne pourra perdurer en l’état si l’on considère que cette ressource "naturelle" est de plus en plus menacée par l’industrialisation croissante à l’oeuvre sur toute la planète, et des modes de vie qui ont un impact dévastateur sur les ressources en eau brute disponibles. Le « modèle français » de la gestion de l’eau, présenté comme « la » solution aux problèmes dramatiques qui affectent la planète, illustre ainsi le danger de dérives qui menacent la cohésion sociale de nos sociétés.
La notion de "prix" de l’eau renvoie immédiatement à ses usages. Ils sont multiples. L’eau consommée par les usagers pour leur vie quotidienne tout d’abord. Dans ce cas, l’accès à l’eau se confond souvent avec l’accès aux services de l’eau. L’eau consommée par les activités économiques, agricoles, industrielles ou de services, comme les transports fluviaux ensuite. L’eau est alors un facteur de richesses qui profite à l’ensemble de la société. L’eau des milieux aquatiques enfin. Elle permet la vie aquatique et constitue un "usage" en soi. Elle permet aussi les loisirs : sport nautique, pêche, voire tout simplement promenade au bord de l’eau. Par ailleurs l’eau comme la terre jouent un rôle dans la dépollution, sous réserve que celle-ci soit compatible avec la sensibilité du milieu récepteur.
Selon une enquête BIPE-SPDE publiée en 2005 les prélèvements d’eau, qui s’élèvent à 32 milliards de mètres cubes chaque année en France (dans les eaux de surface ou souterraines), sont utilisés pour la production d’énergie à 59%, pour la distribution d’eau potable à 18%, pour l’industrie à 12% et pour l’agriculture à 11%. Chaque Français consomme en moyenne 137 litres par jour pour ses différents usages domestiques.
Parler de coût, et plus encore de prix de l’eau implique donc de préciser ses différents usages. Soit l’eau "in situ" (lacs, marais, rivières, mers) éventuellement après un aménagement des sites. Puis l’eau utilisée après dérivation d’un cours d’eau. L’eau utilisée après pompage, et éventuellement traitement par l’utilisateur ensuite. Et enfin l’eau utilisée après potabilisation et distribution par un service public, sous la responsabilité de la commune ou d’un regroupement de communes. A quelques rares exceptions tous ces usages sont à l’origine de coûts d’infrastructures à la charge de l’usager.
L’habitant paie sa plomberie. L’agriculteur son équipement de pompage et d’irrigation. L’industriel le traitement de ses effluents et EDF ses canaux d’amenée. L’usager doit s’acquitter d’une facture pour le service qui lui est rendu. L’habitant paie sa facture d’eau, tout comme l’agriculteur et l’entreprise lorsqu’ils sont desservis par le service municipal, ou effectuent des prélèvements directs. Le pêcheur ou le kayakiste paient pour les aménagements réalisés à travers leur carte ou leur licence, etc. Cette partie des coûts donne lieu à un "prix". Certains de ces coûts sont pris en charge par d’autres agents économiques que l’usager par le biais d’un transfert. Ainsi les grandes infrastructures ont-elles été financées par des fonds publics, sur plusieurs générations. Certaines villes consentent des tarifs préférentiels à des industriels et reportent une partie du coût de leur desserte sur la facture des habitants, etc. Ces transferts sont souvent indispensables. Ils sont pratiqués dans tous les pays et répondent à d’autres logiques, économiques ou sociales. Mais ils peuvent avoir des conséquences environnementales en abaissant artificiellement le coût d’un usage aux dépends des autres.
En France aujourd’hui les citadins paient pour les ruraux. Le consommateur lambda supporte dans des proportions exorbitantes le coût de l’eau utilisé par l’agriculture, qui pollue gravement les ressources. L’usager individuel, client captif du service public de l’eau, qu’il soit exercé par une régie publique communale, ou confié à un opérateur privé, acquitte ainsi par le biais de sa facture, 85% des redevances (prélèvement et pollution) perçues pour le compte de la collectivité par les Agences de l’eau. Les industriels en paient environ 14%, et les agriculteurs moins de 1%... Cette situation a été dénoncée de longue date, mais le bénéfice considérable que retirent collectivités et acteurs économiques de cette distorsion contribue à ce qu’elle se perpétue, puisqu’elle permet d’éviter une "fiscalisation" de l’eau qui pèserait sur le budget de l’Etat et révèlerait crûment les inégalités qu’elle sous-tend.
Une troisième catégorie de coûts doit aussi être considérée. Il s’agit des coûts qu’une activité économique impose à une autre, actuelle ou à venir, sans qu’un paiement aît lieu. Ainsi la pollution d’une nappe renchérit la fabrication d’eau potable, l’assèchement d’une rivière interdit la pratique de la pêche ou celle du kayak, etc. Pour corriger ces distorsions la fiscalité peut être mobilisée. Mais si les taxes ou redevances appliquées sont supportées par les autres usagers il s’agit à nouveau de transferts, dont l’équité peut être discutée.
(A suivre)