Des dirigeants et des systèmes d’information défaillants, les rapports de la Cour des comptes se suivent et se ressemblent. Mais rien ne change. Les nouveaux projets de l’agence de l’eau Seine Normandie et de l’Onema, dont les dérives financières et l’indigence des systèmes d’information ont défrayé la chronique, en sont une triste illustration. Et signent depuis quelques semaines le retour aux affaires de l’ex-directeur de l’Onema, M. Patrick Lavarde, nouveau membre du bureau du Partenariat français pour l’eau dont la première mission est « la mise en place d’un système mondial d’information sur l’eau » !
Conflits d’intérêt, prévarication, trafic d’influence, dérives financières…, l’actualité politique de la période trouve une illustration saisissante avec l’impunité dont se prévaut l’oligarchie de l’eau française pour persévérer dans son être.
Dérapages des coûts, non réalisation des projets, rémunérations irrégulières, manque de traçabilité et de fiabilité des comptes, délimitations des compétences incertaines, défaut de stratégie, défaillance des tutelles, absence de prise en compte des recommandations issues des contrôles précédents, le récent scandale de l’Onema a défrayé la chronique, en dépit du déni obstiné qu’y a, des mois durant, opposé notre oligarchie…
Jusqu’à la saisine par la Cour des Comptes de la Cour de discipline budgétaire et financière, et la transmission du dossier de l’Onema à la justice pénale, une occurrence niée avec la dernière vigueur jusqu’à la dernière minute par nos oligarques, qui avaient juré à Delphine Batho que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes !
Et les rapports de l’Inspection générale des finances ne sont pas en reste. En 2012, les agences de l’État ont été passées au peigne fin : coûts considérables engagés sans correspondance avec une amélioration de la qualité du service, rémunérations particulièrement élevées de certains dirigeants, difficultés d’ordre budgétaire, gouvernance défaillante,...
L’analyse du pilotage et de l’audit des grands projets informatiques réalisée en 2011 est tout aussi accablante : coûts préoccupants, délais non maîtrisés, fonctionnalités déficientes, recours à des prestataires privés sur des champs stratégiques « mettant en péril la réussite du projet et ultérieurement, la maîtrise du produit et de ses évolutions ».
La gestion des données sur l’eau n’a pas échappé à la critique.
Mais la connaissance des milieux a beau être un enjeu majeur pour la gestion de la ressource, le ministère de l’Ecologie semble malheureusement s’être résigné à laisser les mêmes gestionnaires aux manettes d’une machine devenue folle.
Ainsi, en octobre 2011, l’agence de l’eau Seine Normandie (AESN) était-elle mise en cause par Libération pour n’avoir pas fait payer aux industriels du bassin les taxes sur l’impact de leur pollution et la modernisation des réseaux de collecte, et ce depuis 2008. Le préjudice était évalué à une centaine de millions d’euros. M. Guy Fradin, directeur de l’agence, avait expliqué que cette situation était due au retard pris dans la mise en place de l’application informatique.
Débarqué peu de temps après, il était alors nommé président du conseil d’administration de l’agence de l’eau Rhin Meuse.
M. Patrick Lavarde, mis en cause pour les graves dérives de l’Onema, a lui aussi expliqué que les défaillances du Système d’information sur l’eau (SIE), étaient liées aux retards pris dans l’avancée des projets informatiques.
Écarté avant même la sortie du rapport définitif de la Cour des comptes, il était recasé à la Commission des ressources naturelles au sein du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD).
Mme Odile Gauthier, qui a soutenu la thèse de la complexité des projets informatiques pour tenter de justifier les dérives de l’Onema, a été débarquée de la direction de l’eau et de la biodiversité (DEB), et nommée directrice du Conservatoire du littoral et des rivages lacustres.
Les vice-présidents de l’Onema, MM. Daniel Marcovitch et Christian Lécussan, ont aussi accrédité cette thèse dans leur réponse à la Cour des comptes.
Les projets informatiques ont bon dos ! Mais toutes ces tentatives de justification ne trompent pas grand monde, et certainement pas ceux qui passent les marchés publics, gèrent les projets informatiques et créent les bases de données. Ils l’ont dit et répété. Mais leur avis importe peu.
Et pour éviter de s’attarder sur les responsabilités, rien de tel qu’un bon débat sur la future Agence française de la biodiversité. Les mânes de Buffon peuvent trembler.
Car pendant ce temps, dans les coulisses de l’Onema, se prépare un nouveau « contrat d’objectifs » consacrant la collaboration accrue de l’établissement avec le « Partenariat français pour l’eau » (PFE).
Laurent Grimod de la Reynière (Paris, 11 février 1734- 6 nivôse an II [6 décembre 1793]), rue Neuve-des-Petits-Champs, près la place des Victoires. Fermier général de 1754 à 1780.
A l’origine simple "plateforme d’échanges", en fait un instrument de lobbying international pour Veolia et Suez, qui ont réussi l’exploit d’y agréger, sous la présidence Sarkozy, toutes les institutions PUBLIQUES françaises, le PFE a pris son envol lors du dernier Forum mondial de l’eau de Marseille, puis a adopté ses statuts "d’association" le 11 juillet dernier.
Le PFE se fait fort de rassembler tous les amoureux désintéressés de la biodiversité, les véritables héritiers des admirables naturalistes d’antan : Veolia, Suez, la FP2E, l’ASTEE, l’AFEID, l’Académie de l’eau, mais aussi la Direction de l’eau et de la biodiversité, les Agences de l’eau, l’OIEau, l’Onema, l’Irstea (ex-Cemagref), le BRGM... Un peu plus de 130 membres répartis en 6 collèges, des actions transversales, des groupes de travail, un agenda international, des plateformes d’engagements, des objectifs cibles,...
Les ambitions du PFE sont grandes.
- Mise en œuvre opérationnelle du droit d’accès à l’eau et à l’assainissement (notamment pour les plus démunis), rôle central des autorités locales, atteinte des OMD,
– Prise en compte de l’ensemble des filières assainissement dans les politiques internationales,
– Intégration des politiques de l’eau et de l’énergie,
– Eau et sécurité alimentaire,
– Prise en compte de l’eau dans les négociations liées à l’adaptation au changement climatique,
– Développement de mécanismes de solidarité internes aux États et internationaux comme modes de financements innovants, synergies entre coopérations gouvernementale et décentralisée,
– Eau, urgence, reconstruction, développement,
– Prise en compte des objectifs précités dans la politique internationale de l’Union européenne. »
Le conseil d’administration de l’Onema n’a pas tardé à se féliciter de cette collaboration renforcée. MM. Marcovitch et Lécussan, les deux vice-présidents de l’Onema, sont également membres du PFE, le premier en qualité de représentant de l’Association française des établissements publics territoriaux de bassin (AFEPTB), le second de la Fédération nationale des associations de riverains et utilisateurs industriels de l’eau (FENARIVE).
Le 3 juillet 2012, était d’ailleurs signée une convention de partenariat entre l’Onema et l’AFEPTB.
M. Marcovitch est en outre administrateur et membre du bureau du PFE en tant que représentant des collectivités territoriales et des parlementaires.
Et devinez qui siège à ses côtés depuis le 26 février dernier pour représenter l’État français et ses établissements publics ? M. Lavarde ! Qui sera suppléé en cas de besoin par M. Fradin ! Les vieux amis à nouveau réunis...
Outre MM. Lavarde et Marcovitch, le bureau du PFE comprend quatre autres membres titulaires : Mme Kristel Malegue (Coalition Eau), M. Igor Semo (FP2E), M. Pierre-Alain Roche (ASTEE) et M. Gérard Payen (Aquafed). Le bureau est présidé par M. Henri Bégorre, président du PFE.
On croit rêver. Trois semaines auparavant Mme Delphine Batho déclarait dans Le Monde à propos de l’Onema : « Ce qui frappe, c’est le caractère récurrent des dérives constatées, cette situation incroyable qui a perduré » et dix jours plus tard elle expliquait qu’elle avait décidé de « répondre à l’urgence de la situation avec fermeté » en écartant M. Lavarde de son poste de directeur général !
Quant au siège du PFE, c’est tout naturellement à l’Agence de l’eau Seine Normandie (AESN), établissement public financé par la facture d’eau des usagers, faut-il le rappeler, que l’association a décidé d’établir ses quartiers. Juste retour des choses pour l’agence qui a financé sans compter l’organisation du Forum mondial de l’eau ayant permis l’avènement du PFE.
Ce choix est bien pratique, car l’AESN héberge déjà, gracieusement, toujours par le biais de la facture d’eau de l’usager, l’ASTEE et l’Académie de l’eau, dont les membres composent la grande majorité du conseil d’administration et du bureau du PFE.
Très pratique aussi pour M. Marcovitch, qui, quand il ne siège pas à Paris, au SIAAP, à l’Onema, à l’Académie de l’eau, au PFE ou à l’AFEPTB, est aussi administrateur de l’AESN et membre de sa commission des programmes et de la prospective, et pour M. Lécussan, administrateur de l’agence et membre de sa commission des aides, de sa commission des finances, de sa commission des programmes et de la prospective et de sa commission des milieux aquatiques…
Très opportun également ce siège à l’AESN pour la promotion de l’outil Strateau.
Produit-phare du Forum mondial de l’eau - commandée par l’Ambassade de l’eau et financée par les agences de l’eau, l’Onema, Suez et Veolia - cet outil va permettre de « modéliser les usages de l’eau et aider les décideurs à gérer la ressource ».
La présidente de l’Ambassade de l’eau, Mme Jeannette Prétot, étant elle aussi administratrice de l’AESN et membre de sa commission des aides, de sa commission des finances et de sa commission permanente des programmes et de la prospective, c’est là encore fort pratique !
Rien de tel pour renforcer la coopération avec les pays méditerranéens et asseoir les ambitions internationales du PFE...
La collaboration Onema-AESN-PFE prend également tout son sens avec la montée en puissance de l’Observatoire national des services d’eau et d’assainissement (SISPEA). Les entreprises de l’eau, on le sait, s’inquiètent beaucoup pour leurs futurs contrats de délégation et militent ardemment pour labelliser leurs nouveaux procédés d’ingénierie environnementale. Elles doivent être compétitives et proposer une valeur ajoutée. La démarche initiée en ce sens par l’Onema et la Lyonnaise des eaux depuis 2010 va pouvoir dès lors se déployer en toute facilité : des collaborations sans contrat et sans contrainte. Les partenariats publics privés remplacés par des dirigeants publics-privés œuvrant en gestion intégrée !
C’est là le mandat fixé par les fondateurs du PFE :
« Élaborer et promouvoir des messages communs et diffuser les savoir-faire des membres du PFE sur différentes thématiques prioritaires dans les évènements, les enceintes et les réseaux européens et internationaux,
Contribuer à faire avancer dans ces lieux différents objectifs stratégiques,
Constituer un lieu de réflexion prospective, d’échanges d’informations, d’expériences et de savoir-faire,
Constituer une porte d’entrée multi-acteurs vis-à-vis des sollicitations européennes et internationales,
Contribuer à l’inscription de l’eau dans les priorités de l’agenda politique européen et international, en promouvant les grands principes de la gestion de l’eau,
Contribuer à améliorer la sensibilisation de l’opinion publique aux problèmes de l’eau, notamment en favorisant la médiatisation des enjeux européens et internationaux. »
Le scandale de l’Onema a bien failli gâcher la fête.
La révélation des défaillances du SIEau ne pouvait plus mal tomber, surtout quand on sait que la première mission du PFE est justement « la mise en place d’un système mondial d’information sur l’eau » !
Heureusement les amis veillent.
M. Jean-Luc Touly adresse une lettre ouverte aux membres du Comité national de l’eau (CNE) les alertant sur la fiabilité des données et les dysfonctionnements du SIE.
Les fidèles serviteurs de l’Onema, MM. François Lacroix et René Lalement, organisent fissa un déjeuner avec des élus d’EELV pour calmer l’énervé.
Mme Batho demande un audit sur les données, le CNE s’en charge.
La vie est bien faite, ses deux vice-présidents sont justement MM. Marcovitch et Lécussan !
Comme M. Marcovitch est aussi président du comité consultatif sur le prix et la qualité des services et M. Lécussan, président du comité permanent des usagers du SIE, les fondateurs du PFE peuvent dormir tranquille car cette fois-ci, ça ne se passera pas au restaurant mais tout à fait officiellement.
Des gestionnaires publics qui financent des structures privées auxquelles ils appartiennent, qui leur font bénéficier d’avantages indus et leur accordent des libéralités en toute impunité.
On comprend que les rapports de la Cour des comptes se suivent et se ressemblent.
Boyard russe au XVIIème siècle
A ce degré de conflits d’intérêts permanents, il devient urgent de renommer « Douma » le Comité national de l’eau, succursale et vitrine "officielle" du PFE, car, comme à Moscou aujourd’hui, les individus qui siègent et agissent dans l’ensemble de ces instances n’y défendent évidemment pas l’intérêt général et le bien commun, ça on l’a compris depuis longtemps, mais, pire, n’y représentent pas davantage les institutions, publiques comme privées, dont ils se prévalent. Ils n’y défendent que leurs intérêts personnels bien compris, qui échappent on le voit, au contrôle de toute tutelle.
Pareille privatisation du bien public ne pouvait jusqu’ici s’identifier que par la figure des boyards sous Catherine II, ou celle des fermiers généraux sous l’ancien Régime.
A l’heure où la "moralisation" de la politique et de la vie publique font figure d’impératif catégorique, que fait le gouvernement ?