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« Water makes money » : stupeur et effarement

22 septembre 2010

par Marc Laimé - eauxglacees.com

Voici un OFNI, un Objet filmique non identifié, un « film » foutraque, ni fait ni à faire, interminable (82 minutes), décousu, imparfait, excessif, un peu (beaucoup) raté, limite populiste et démago, on verra pourquoi. Un pavé dans la mare (aux canards) qui va générer des réactions aussi incontrôlées qu’incontrôlables. Enthousiasme bêta, rage, mépris, condescendance, controverses, polémiques… Bon, pourquoi faire l’article avant même « l’avant-première mondiale » qui débute demain ? Parceque ce film, avec ses bizarreries et tares, innombrables (les deux), est d’abord un symptôme : celui de la crise de l’eau en France, celui de la représentation sociale (grand corps malade) de la question de l’eau en France. A ce titre il est exemplaire, à voir, à débattre, à critiquer. Et tant qu’à faire allons-y gaiement. Enfin bon, « I would prefer not ». Mais l’objet est si éloigné de mes attentes qu’il fait symptôme, avec une brutalité sans précédent.



D’où il appert que la fraction "situ" de notre fan-club (des plus remontée), nous y enjoignant, baïonnette dans le dos à l’appui, nous allons vous offrir l’énième variante de notre saynète favorite : « Finkie versus la nintendo ». Ceci en guise de mise en bouche, histoire d’agacer encore un peu plus les ceusses qui nous demandent un décodeur…

Ceci sans compter qu’étant raisonnablement acquis que les Cahiers du Cinéma ne vont pas se précipiter, et qu’étant préposé au sale boulot, autant le faire à l’avance. Toujours ça que l’ennemi n’aura pas.

Evidemment, une histoire qui commence par la rencontre inopinée à l’été 2008 de deux cinéastes allemands, formés au VGIK de la grande époque, à Mockba, avant 1991, dans un jamboree d’Attac en Allemagne avec « Fregoli Touly », autre Objet non identifié, ça se termine fatalement par la collision du parapluie et de la machine à coudre sur la table de dissection…

Fregoli Touly qui sera demain matin portraituré en DH de Libé, coïncidence, ça tombe bien, en dernier héraut de notre temps...

Faudrait qu’il se calme, sinon va falloir se fader sa campagne présidentielle !

De fil en aiguille, nos deux « fondis ML », qui ont déjà sévi avec un précédent opus sur le même sujet, soit la marchandisation de l’eau, mais cette fois en Allemagne et en Angleterre, enthousiasmés à l’évidence par les envolées du Touly des mauvais jours (il y en a hélas !), qui penche alors vers le général Boulanger, et les très mauvais jours vers Gérard Nicoud, on voit déjà l’attelage détonant, donc de fil en aiguille, nos deux fans de Vertov mettent en route leur machine infernale.

Le film sera produit par une souscription militante. Bon, déjà là ça en dit long.

C’est dingo puisque ça a marché.

Ca vaut, par prétérition, quasi brevet de sainteté sur la « planète alter. »

Premier arrêt sur image.

Si ce film est un symptôme et un révélateur, ses outrances, ses défauts (innombrables), et qui vont (précisément ces défauts et ces outrances), être garants de son succès, ses outrances et ses défauts renvoient en premier lieu à un constat sidérant : depuis dix ans aucun réalisateur français, aucun producteur, aucune chaîne de télévision, n’ont réalisé ni produit un quelconque reportage ou documentaire digne d’intérêt sur la question de l’eau, la gestion de l’eau, et bien sur l’emprise que Veolia, Suez et Saur exercent sur toute la chaîne de l’eau en France !

Du coup « l’événement » est créé par la seule existence de l’invraisemblable OFNI qui comble un manque patent, à lui seul gage du succès (d’estime et d’estoc, pour l’esbroufe on sait faire comme on va le voir…), qu’il va rencontrer.

Alors tant qu’à faire on monte une conférence de presse, avant la sortie mondiale, mais surtout on ne file pas le DVD à la presse, histoire que Veolia "n’interdise pas la sortie du film"... Bon, côté plan com, peut mieux faire ! Il est vrai que les grandes oreilles de Veolia, qui s’étaient bien évidemment pointées, ont du rapporter illico à la chefferie que non, zavaient pas pu emplâtrer ce foutu DVD. Partie remise.

Deuxième arrêt sur image.

L’intrigante « mise en images » de la question de l’eau que nous offre "Water makes money" renvoie à une évidence dont les conséquences ne laissent pas d’inquiéter.

Veolia, Suez et Saur sont partout.

Au gouvernement, au Parlement, dans tous les partis politiques, les syndicats, les collectivités, les ONG, dans la recherche, l’enseignement, les journaux, on n’en finirait pas…

Ce qui est constitutif d’un empêchement majeur à faire émerger l’ombre d’une alternative à cette écrasante domination.

Et non pas sous l’effet d’un coup de force qui aurait provoqué d’intenses combats politiques. Non, dans l’acceptation résignée, voire la complicité active de tous ceux que cette mainmise devrait inquiéter, déjà cités plus haut.

Ces deux premiers constats sont difficilement contestables.

Ils devraient engager à un redoublement de vigilance et un surcroît de subtilité quand il s’agit en l’espèce de porter à l’écran, tant les méfaits de Veolia, Suez et Saur, que l’admirable geste des valeureux qui les combattent (au péril de leur vie, genre !).

Bien évidemment c’est tout l’inverse qui se produit, et l’on se retrouve avec une BD en noir et blanc, avec comme fil rouge et grand dénonciateur du « complot », le tout nouveau fontainier parisien de Veolia, le ci-devant « Frégoli Touly. »

Un parti pris d’auteur, classique, éprouvé.

Mais aussi une facilité qui pose ici problème.

Ce film est ce qu’il est parce que ce qui l’aura emporté, avant toute autre considération, c’est le primat de l’image, du spectaculaire, de l’émotionnel, le slogan, les phrases-choc, avec les approximations, les raccourcis hâtifs y afférents.

Le SEDIF ? Echange d’invectives entre Frégoli-Touly et la CGT de Veolia. Prise de bec du même avec Santini. On se croirait sur TF1 au journal de 20 heures un soir de grève...

Bon pas toujours, heureusement, mais le montage et le ton général nous tirent vers ça.

Avec quelques ratés notables (carrément la faute professionnelle dans ce cas précis : une cata industrielle de Veolia, imparable, rendue totalement incompréhensible. Faut le faire !), et omissions sidérantes, on pourra y revenir.

Pour un spectateur non averti, le film met en scène un défilé d’individus, « d’activistes », inconnus pour la plupart, et quelques figures déjà « aperçues à la télé », à peine, qui, parti pris d’auteur ( ?) tiennent des propos totalement ahurissants, et sont surtout capturés par une « bande son démoniaque » : « Bandits, corrompus, corrupteurs, magouilles à tous les étages, tous complices… »

Là, nous avons un vrai problème, qui va nous poser problème.

La vingtaine de personnes qui s’expriment dans ce film, et qui ont toutes et tous autorité et compétence pour le faire, à l’insu de leur plein gré, se retrouvent otages du récit du « grand complot » planétaire ourdi par les terrifiants Veolia, Suez et Saur.

(Reste à espérer que les susdits, et surtout les deux premiers, traités de tous les noms jusqu’à plus soif, ne s’avisent pas d’attaquer en diffamation, là on aurait la totale : " Censure, re-complot", ad nauseam…).

Grand complot ? Evidemment puisque nos amis teutons voient la France sous l’angle du pays "occupé" par Veolia, Suez et Saur, et ça nous n’en avons pas l’habitude. Ca mérite déjà réflexion.

Après, comme le projet de conduire tout cela avec un rien de subtilité nous couperait illico de la base de masse : « Tous ensemble, tous ensemble pour brûler Veolia sur la place de la Bastille », tout le bastringue part inévitablement en vrille, avec les gros sabots de rigueur.

Car dans le même temps, ici, au cœur du « territoire occupé », Veolia, Suez et Saur sont de respectables institutions, présentes partout, actives partout, indispensables puisque « champions nationaux » à l’heure de la mondialisation, nouveaux hérauts du Développement durable, sauveurs de la planète, etc, etc.

Donc big-bang sémiologique majeur. Deux "grands récits" en orbite, façon "heroic fantasy", totalement déconnectés, qui s’alimentent, effet-miroir, de leur réciproque détestation.

Slogan contre slogan, propagande contre propagande.

Du coup on squeeze évidemment tout ce qui demande à être énoncé patiemment, éprouvé, qui se construit lentement, au fil d’une controverse étayée.

D’ailleurs, noter que les séquences « allemandes », qui évoquent les méfaits de la libéralisation de la gestion de l’eau en Allemagne échappent à cet étau. Pas un hasard. Changement de focale et surtout références à un autre système d’interprétation, un autre imaginaire politique, et aussi une autre typologie d’acteurs. Pas par hasard.

In fine, le piège ici tendu, dans lequel nous nous engouffrons à tombeau ouvert, c’est de tabler sur le fait que seule compte l’arène médiatique, la domination de l’icône plus iconique que celle du camp adverse.

Et ici nous affichons donc un réel différent avec cet Ofni, les présupposés qui l’ont rendu possible, et les effets trop prévisibles qu’il va générer.

La question de l’eau mérite mieux que des slogans, se joue ailleurs que sur la seule scène médiatique.

Le « mouvement de l’eau » est hétérogène, contrasté, mutant, en devenir.

Des sensibilités très diverses y cohabitent.

Toutes doivent y avoir droit de cité.

Ce film ne rend pas justice à cet impératif.

Mise sur le slogan, la mise en scène fantasmée d’une guerre de tous contre tous.

Malaise. Il fallait que cela soit dit.

Sans compter d’insondables effets collatéraux.

Délicieux de voir Mme Valade, de Lyonnaise-Suez (préemptant ce faisant fine mouche la prochaine université d’été des "Ecolos"), affirmer tout sourire, que l’entreprise est ravie de participer à ce film, y a « participé activement » enfoncera le clou l’entreprise dans une dépêche AFP datée du 21 septembre... Et de cabrioler, vraie chèvre de M. Seguin, Blandine et les lions, nous assurant tout sourire qu’à Bordeaux, « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes »

Bon, nous pourrions poursuivre, déjà là ça va swinguer…

Ah, et aussi, pour aggraver les choses, après les premières quarante minutes d’instruction du procès des odieuses multinationales, voilà-t-y pas que nos camarades réalisateurs s’avisent de nous embarquer à la recherche des innombrables pollutions de l’eau, hélas bien réelles dans l’Hexagone.

Bon, là on se dit comme Carrefour fait dans le bio, ils font pareil, c’est pas que c’est pas intéressant, mais on s’endort un peu, et le piège, encore un, c’est que compte tenu de ce qui a précédé on sent vaguement que pour nos amis ("tous ensemble, tous ensemble") : « C’est la faute à Veolia ! »

Là nous-même en personne, otage comme tout un chacun de cette machine infernale, et pire encore, « crédité au générique », plaie du « name-dropping » aidant, on finit par être très très ennuyé.

Donc, clairement : NOT IN MY NAME !

Pas ça, pas comme çà.

Et donc, propédeutique pour situation de crise.

Avec, at least, une question.

Si ce film est un symptôme, un révélateur, notre hypothèse de départ, l’instrumentalisation à venir de ses extrêmes singularités, à l’initiative d’acteurs aussi divers que variés, va-t-elle contribuer à ce que la question de l’eau, portée par un « mouvement français de l’eau » des plus hétérogène, fragmenté, lacunaire, s’ouvre, s’élargisse, se consolide, avec le soutien des acteurs qui n’y participent pas aujourd’hui ?

Ou ce film, et les singularités sociologiques qui auront contribué à en faire ce qu’il est, travaillera-t-il, même à son corps défendant, à la clôture et l’enfermement dans le seul grand récit paranoïaque dont il témoigne par trop de la prégnance qu’il exerce aujourd’hui encore ?

Si c’est le cas WMM deviendra très vite « un film d’il y a dix ans ».

On ne le lui souhaite pas.

La nature des débats qu’il va susciter lui permettra, peut-être, d’échapper à ce destin funeste, et c’est tout ce que nous lui souhaitons.

Et au "Mouvement" d’affronter Marseille 2012 à peu près en ordre de marche, ce qui, en l’état, est loin d’être gagné...

Ah, oui, si le son s’arrête sur le générique de fin, c’est pas l’huissier de Veolia qui vient saisir le DVD. C’est juste que les diffuseurs n’ont pas obtenu l’accord des ayant-droits de Saint-Ex pour le poème qui boucle le tout.

Donc on s’abstiendra de casser les fauteuils :-)

Lire aussi :

Haro sur les multinationales de l’eau

L’Express, 24 septembre 2010

Ecouter :

Mack the Knife sung by Lotte Lenia

Marc Laimé - eauxglacees.com