Retour au format normal


Socialisme municipal et service des eaux, par Jack London

21 juillet 2010

par Marc Laimé - eauxglacees.com

Le célèbre romancier américain, s’inspirant de la création d’une compagnie privée de l’eau à Oakland, dynamitait le mythe de la bienfaisante « concurrence » dans l’apologue ci-après, paru le 12 août 1896.



« Un mot sur la concurrence. La concurrence est l’âme du commerce. C’est un aiguillon pour le capital et le travail, le consommateur en bénéficie. Elle stimule les affaires et elle donne la mesure de la prospérité nationale. Elle ranime les énergies latentes d’un peuple, développe les ressources d’un pays ; elle lègue à une nation, comme un objet de première nécessité, l’indépendance individuelle et collective.

Tout cela - et bien d’autres choses encore - est le résultat, ou du moins, on le prétend, de la concurrence.

Le peuple, les grandes masses agitées, le croient, cela doit être vrai, mais le peuple a été, est, et peut être trompé. Prenons comme exemple le jeu de la coquille. Il est simple - le pois, les coquilles, l’opérateur se trouvent exposés à la vue de tous. Cependant, combien y a t-il de gens qui échouent dans leur tentative de réaliser cet exploit dérisoire : désigner la coquille sous laquelle se trouve le pois ?

Pourtant ils se prononcent aussi hâtivement sur les mérites ou les démérites de la concurrence. Si chaque citoyen voulait consacrer à la question une analyse honnête et réfléchie, comme les conclusions seraient différentes.

Procédons à cette analyse, en prenant pour exemple l’affaire purement locale des compagnies rivales de distribution d’eau d’Oakland.

Jusqu’à ces derniers temps, la Contra costa water company fournissait toute l’eau de la ville. C’était un monopole, mais ce mot répugnait aux citoyens du lieu, qui se croyaient lésés dans leurs intérêts. Ils réclamèrent à cor et à cri un changement et on leur proposa cette panacée : la concurrence. Ils prirent la dose et s’estimèrent heureux-heureux- heureux comme le mangeur d’opium sous l’empire de sa drogue subtile. Mais quand ses effets se sont dissipés et que commence la réaction, comme le mangeur d’opium se trouve mal à l’aise ! Il en est de même des habitants d’Oakland. Actuellement ils ne ressentent que les effets de l’action ; la réaction est à venir, encore à venir.

La Contra costa water company a l’apport d’eau nécessaire, les installations pour la distribuer, et conclusion logique, les capitaux nécessaires pour faire fonctionner le tout. Il est évident que de nouveaux capitaux n’étaient pas nécessaires pour approvisionner Oakland en eau.

L’Oakland water company s’est créée et il faut désormais un capital double pour alimenter Oakland en eau. La nouvelle compagnie double les canalisations de l’ancienne, éventre encore une fois nos rues, et creuse des tunnels et établit des barrages dans nos collines pour obtenir cette précieuse fourniture. Alors la guerre commence, les tarifs diminuent dans des proportions ruineuses, tandis que nos concitoyens se régalent du spectacle et font en même temps des économies. Ils oublient qu’il y a toujours un lendemain. Avec une telle concurrence bel et bien instaurée et une guerre des tarifs qui sévit, il peut y avoir trois résultats - pas davantage.

Tout d’abord, à vendre de l’eau à perte, la compagnie ayant le capital le moins élevé, moins armée pour subir l’épreuve, va sombrer. L’autre compagnie va désormais jouir d’un monopole et la première chose qu’elle va faire, c’est de réaliser des économies. Les habitants d’Oakland qui bénéficiaient de tarifs modérés en feront les frais, en payant plus cher.

En second lieu, la lutte peut être si âpre et s’annoncer comme devant durer si longtemps que la compagnie la plus riche va racheter la plus pauvre. Que s’ensuit-il ? Elle a été obligée de doubler son capital investi et de trouver sur ce nouveau capital un dividende équivalent de celui qu’elle recueillait antérieurement, il lui faudra donc doubler ses tarifs. En outre, du fait qu’elle avait perdu de l’argent au cours de la période de concurrence, elle augmentera encore davantage ses tarifs pour se rembourser.

En troisième lieu, si les deux compagnies sont à peu près d’égale importance elles peuvent continuer la guerre jusqu’au moment où l’une des deux se trouve au bord de la faillite. Alors elles s’apercevront des dangers de la situation. Elles vont se concerter et aboutir à la conclusion qu’avec une bonne gestion, elles peuvent l’une et l’autre recueillir de bons dividendes sur leurs investissements. Elles vont mettre leurs intérêts en pool et augmenter l’une et l’autre leurs tarifs jusqu’à un niveau sur lequel elles se mettront d’accord. Puisque le capital investi est maintenant le double de ce qu’il était, un intérêt double est nécessaire ; que les anciens tarifs aient à être doublés pour obtenir ce résultat est la conclusion prévue.

En dehors de ces trois moyens, il n’y en a pas d’autre pour régler la question de la concurrence entre les compagnies d’eau d’Oakland. La réaction est arrivée - le mangeur d’opium s’est réveillé !

La question du chemin de fer de la vallée peut être analysée de la même façon, de même, en réalité, que toute affaire similaire. Si une compagnie est parfaitement en mesure de faire fonctionner son affaire, l’intervention d’une seconde ne peut se terminer que de l’une des trois façons que nous avons examinées. Si la compagnie est trop peu importante pour s’en tirer et qu’une autre entre en scène, il n’y aura que très peu de concurrence car ni l’une ni l’autre ne se trouvera en situation de reprendre l’affaire de l’autre ; tandis que si la nouvelle compagnie est d’une taille suffisante, elle évincera la plus ancienne.

Supposons une communauté de cent travailleurs, dont tous sont occupés à produire légitimement le nécessaire et le superflu ; on décidera si elle est plus prospère qu’une autre communauté de cent travailleurs parmi lesquels vingt sont occupés à la tâche improductive d’assécher l’océan.

Supposons que Dingee ait employé 500 hommes pendant une année comportant 300 jours de travail, la journée comportant dix heures. 1 500 000 heures de travail ont ainsi inutilement, à tort, dépensées, puisque la Contra costa water company était parfaitement capable d’alimenter Oakland en eau.

Il semble visible qu’une telle concurrence nécessite un gaspillage de travail et de capitaux et aboutit toujours à un monopole.

Y a-t-il un autre chemin pour sortir du désert ?

Le lecteur peut il suggérer un remède à la concurrence des compagnies d’eau rivales d’Oakland ? Sinon, je lui demanderai s’il a déjà entendu parler de domaine municipal ? »

Marc Laimé - eauxglacees.com