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Les SEM se jettent à l’eau (5) : quand la libéralisation conduit à la faillite

20 février 2007

par Marc Laimé - eauxglacees.com

Des slogans en forme d’incantation. Dynamisme, souplesse, adaptation, réactivité, bref liberté, qui rime désormais avec privé, libéralisation et concurrence… Sauf que l’expérience contredit fâcheusement, ou plutôt très heureusement, ces calembredaines. Démonstration.



C’est à M.Antoine Grand d’Esnon, directeur de Service Public 2000, qu’il revient d’ouvrir le bal. On sent d’emblée notre homme rodé aux accès de joie et de bonne humeur. Il déborde littéralement d’optimisme. Communicatif ? Voire…

SP 2000, créé par l’Association des Maires de France (AMF) et la FNCCR, conseille 60 collectivités par an. Il appliquerait un strict principe de la neutralité entre les différents modes de gestion.

Le mouvement de questionnement sur le mode de gestion aurait démarré en 1993. Après les scandales du début des années 90, le secteur aurait connu de « formidables mutations ». Le monde économique a un fonctionnement « de plus en plus fluide ».

Bon, avec l’eau, ça devrait le faire.

Et d’enchaîner, dans un surprenant crescendo lyrique : « les Trois Grandes ont été touchées par des aventures totalement inédites. »

Sur que Messier, dans le genre inédit, on ne fait pas mieux.

Et depuis lors, certains événements ont interpellé les élus, comme la vente de Saur par Bouygues à un fonds de pension.

(On pourrait ajouter que ladite vente interpelle aussi violemment la centaine de cadres de la Saur qui ont participé au LBO, mais c’est une autre histoire, dont l’issue des plus problématique agrémentera un prochain feuilleton…).

Revenons à notre ami Grand d’Esnon.

Dans les cas de renouvellement de contrat, le cabinet conseille les collectivités et en établit les avantages et inconvénients. Il arrive souvent que la collectivité s’y prenne trop tard, ou bien sous-estime simplement les coûts du changement de mode de gestion. Il faut notamment rédiger le cahier des charges, lancer l’appel d’offres, le dépouiller, mettre en place le suivi de contrôle, etc. Mais il arrive que les élus (hou, les frileux…), préfèrent ne pas prendre le risque de changer.

En fait, et ici notre ami nous entraîne sur des terres encore largement inexplorées, en ajoutant, ce qui suscite quelques remous : « le politique ne doit pas s’en mêler, sa tâche c’est de fixer la feuille de route aux services… La relation contractuelle entre élus et services nous paraît une bonne chose. »

Un ange re-passe.

Antoine Grand d’Esnon estime par ailleurs que la séparation des pôles public et privé dans leurs rôles respectifs est sain pour une bonne gouvernance.

Elève Grand d’Esnon, je vous mets 20 sur 20 dirait messire Martinand.

Les élus fixent les objectifs et choisissent un mode de gestion parmi les trois solutions possibles en France. La gestion directe, la DSP, ou la Sem. Sachant, histoire de simplifier encore le schmilblick, qu’une régie ou une SEM peuvent en outre largement sous-traiter missions et travaux au secteur privé…

M. Jean Michel, député du Puy-de-Dôme et président de la Semerap, tient à préciser qu’en réalité le taux de renouvellement des contrats (au délégataire antérieur) est de 97%, que les élus n’ont ni le temps, ni l’argent, ni les experts, ni l’aide des DDA ou des DIREN pour analyser un renouvellement de contrat.

Liberté, liberté chérie…

Antoine Grand d’Esnon brandit dès lors le « bon sens » comme critère de bonne gouvernance.

Et d’ajouter que le privé ressort plutôt des valeurs de liberté et le public de l’égalité.

Et que pour la fraternité tout le monde s’y retrouve.

On croit rêver. Qui a dit que les poètes ne pouvaient pas faire de grands capitaines d’industrie ?

Bronca dans la salle ! Le privé portant haut et fort l’étendard de la liberté. Celle du « renard libre dans un poulailler libre » ?

(Ici notre ami Grand d’Esnon semble un peu chagrin d’ouïr ce questionnement que votre serviteur, auteur de ces lignes, ne peut s’empêcher de lui adresser…)

Passons, le service d’eau est une organisation qui doit assurer continuité et performance, comment ?

D’abord « un contrat simple, rédigé en français, compréhensible par tout le monde, équilibré entre les parties. Pas une relation entre maître et esclave. »

Là je me pince, à entendre notre ami, il pourrait donc exister des contrats compliqués, écrits en moldave (révérence gardée à ce beau pays), incompréhensibles pour le commun des mortels, et furieusement déséquilibrés ! Notre ami Grand d’Esnon aurait-il adhéré à Attac ? On n’ose y croire.

Bref notre contrat, le bon, transparent, équilibré (en français), fixe ensuite au professionnel ses objectifs, ses délais, les contrôles, l’évaluation des objectifs et tutti frutti.

L’évaluation de la performance doit être contradictoire et, en cas de litige, il convient de faire appel à des experts indépendants, genre APAC ou SOCOTEC. Là notre ami Grand d’Esnon galège, ça existe les experts non indépendants ?

Poursuivons, le contrat (le grand, le beau, l’unique), doit comprendre un intéressement significatif et tentant. L’option « gagnant-gagnant ». « Win-win » à tous les étages.

Ici donc, préférer l’ajustement des délais et la prime aux agents aux ajustements de tarif et systèmes de bonus-malus qui ne donnent satisfaction qu’en cas de bonus.

Là on est d’accord, comme les bonus ont la très fâcheuse tendance à jouer l’Arlésienne dans le monde enchanté de la DSP, ne lâchons pas la proie pour l’ombre.

Et encore merci à l’ami Grand d’Esnon de nous avoir si aimablement diverti.

L’après-midi a bien démarré et ça va continuer avec Mme Simone Majerowicz, avocate au cabinet lyonnais Droit Public Consultants. Enfin, bien continuer, on a hélas très vite la fâcheuse impression d’être assis sur les bancs de la maternelle, avec en chaire la maîtresse qui nous serine le b-aba.

Ah que, le rapport annuel du délégataire doit être fourni le 1er juin de chaque année. La loi du 8 février 1995 et son décret du 6 mai 1995 ne disent pas tout. Il existe des obligations multiples : la communication de données comptables, des différences de patrimoine, d’engagements à incidence financière, de qualité de service, plus une annexe technique et financière des conditions d’exécution du service.

Et puis la LEMA vient de préciser les obligations en matière de provisions pour travaux (la provision pour travaux non exécutés à la fin du contrat doit être restituée à la collectivité), d’inventaire détaillé du patrimoine, du détail des travaux modifiant le patrimoine à annexer, d’intégration d’indicateurs de performance auditables.

Merci madame, nous aussi on lit la Gazette.

Heureusement M. Daniel Mouchet, Président des services industriels de Genève, arrive à point nommé pour nous faire émerger de la torpeur qui gagnait.

En Suisse l’eau appartient à la Confédération. Malins, ces Suisses. Leurs 26 cantons ont une licence d’exploitation. Différentes formules de gestion du service cohabitent. L’eau est toujours un monopole local. Dans le canton de Genève, les Services industriels (de la ville du même nom), qui traitent 57 millions de m3 d’eau potable et assainissent 70 millions de m3 d’eaux usées par an, ont choisi le « tout public ».

Et ça à l’air de marcher. Avec des effectifs de 1700 agents, le SIG traite en outre les eaux usées d’une bonne partie du bassin pour le compte de collectivités françaises. Le prix moyen du m3 est de 2,50 francs suisses. Le chiffre d’affaires de 1 milliard de francs suisses. Et le retour financier aux collectivités se chiffre à 60 millions de francs suisses. Qui dit mieux ? Personne.

Faillite de la privatisation

Mais le point d’orgue de notre studieuse journée aura sans conteste été l’intervention de M. David Hall, consultant, et directeur de la Public services international research unit (PSIRU), à l’université de Greenwich en Grande-Bretagne.

L’unité de recherche internationale sur les services publics a été créée en 1998 afin d’étudier les processus de privatisation et de restructuration des services publics dans le monde, et particulièrement pour ce qui concerne les secteurs de l’eau, de l’assainissement, de l’énergie et des services de santé.

Sa vision de la « gouvernance » et de son application au domaine de l’eau décoiffent.

Ainsi, une étude de décembre 2006 sur l’eau en Grande-Bretagne, qui va paraître prochainement, révèle-t-elle que le modèle anglais de privatisation n’est performant ni sur le plan économique ni sur le plan de la régulation.

Celle-ci était uniquement technique, et n’a rien apporté, ni aux élus ni au public.

La privatisation de l’eau outre-Manche n’y est pas davantage populaire que celle du rail, qui s’est malheureusement soldée par une kyrielle de catastrophes, qui ont coûté la vie à des dizaines de voyageurs.

Quant à la performance économique, outre le fait que quelques critères sont accablants, comme le taux de fuite à Londres qui s’élève à 33% par exemple, c’est la productivité du mode de gestion privé qui s’avère moins élevée que le mode public précédent, ce qui est, à bien y réfléchir, tout à fait surprenant, isn’it ?

De plus les entreprises privées de l’eau actives en Grande-Bretagne commencent à diminuer leurs fonds propres et s’endettent.

Or le taux de crédit sur le marché privé est supérieur à celui du marché public. Psiru a calculé que si les entreprises d’eau étaient publiques, l’économie s’élèverait à 900 millions de livres, soit 1,2 milliards d’euros, ce qui est colossal.

David Hall estime donc que la solution ne consiste pas à mettre en place de façon unilatérale des indicateurs techniques, mais à élaborer de nouveaux indicateurs concertés entre les compagnies d’eau, les élus et les usagers.

On comprend que le chantier s’annonce considérable…

Difficile de conclure après cette descente en flammes de la gestion privée de l’eau.

Tout est dans tout, et réciproquement

Anne Le Strat, PD-G de la SEM Eau de Paris, s’y aventure.

Il faut placer l’usager au centre du service.

La transparence doit se régler par des indicateurs.

Il faut surveiller le cadre juridique européen acquis aux idées néolibérales.

Il faut continuer à échanger des idées entre nous, c’est très fructueux.

La SEM d’eau est un mode de gestion alternatif intéressant, situé entre la délégation et la régie directe.

Il faut un service public performant au service des usagers et sous le contrôle des élus.

D’accord.

Reste que Mme Odile de Korner, Directrice-adjointe d’Eau de Paris, souligne à juste titre que les SEM existantes ont une obligation pesante de se remettre en cause tous les 12 ou 15 ans. C’est le cas de Paris.

Ainsi serait-il impossible de lutter contre les majors de l’eau si celles-ci décidaient de remettre une offre de dumping, ce qui pourrait bien se produire sous peu à Paris.

En outre un amendement déposé par les SEM d’eau lors de l’examen de la LEMA, et qui devait permettre aux consommateurs d’intervenir dans les choix des collectivités locales avant toute prise de décision importante a été retoqué par la représentation nationale.

La démocratie participative est pourtant une exigence fondamentale. Le seul droit à l’information descendante est insuffisant. Comment progresser. En ouvrant le capital des SEM aux salariés et aux consommateurs ?

Oui, sans réticence aucune.

Sauf qu’in fine, Mme Mireille Flam, adjointe au Maire de Paris, en charge des SEM de la capitale, et Vice-présidente de la FEDSEM, réfrènera passablement nos ardeurs.

Elle estime en effet que la « municipalisation” n’est pas une nécessité pour les collectivités. Que si certaines d’entre elles reviennent en régie, la responsabilité en revient aux errements du délégataire, et notamment aux manquements à la transparence.

Dans les faits le public travaille toujours avec le privé. La solution d’avenir est donc plus dans une économie mixte associant public et privé, avec des moyens de contrôle suffisants pour obtenir la transparence.

Sous forme de motion transcourants, il y a là de quoi réconcilier, en toute bravitude, Eric Besson, DSK et tout le Ségo-band, qui connaissent sur le bout des doigts les mille et une subtilités de cette intrigante économie mixte, horizon indépassable de notre temps.

Ite missa est.

Le monde de l’eau est désespérément en quête de transparence et de contrôle.

Si vous voyez passer M. Transparence et Mme Contrôle, ne pas hésiter à nous écrire, on fera suivre.

Et l’avenir ?

L’enjeu des présidentielles françaises

La Fedsem annoncera au début du mois d’avril 2007 avoir interrogé les candidats à l’élection présidentielle sur l’avenir du modèle SEM.

Ségolène Royal, François Bayrou, et Marie-George Buffet ont, par la voix de leurs représentants, apporté des réponses précises aux questions récemment posées par la fédération.

« Les principaux candidats ont apporté leur soutien à nos propositions portant notamment sur leur gouvernance et sur la fondation d’un cadre juridique européen commun aux entreprises publiques locales », se félicitait donc la fédération des Sem dans un communiqué du 3 avril 2007. 


Les trois candidats se sont en effet prononcés en faveur d’un droit européen des entreprises publiques locales, sous réserve pour le candidat UDF d’un accord des parties intéressées dans les différents pays, afin de mettre un terme aux coups de boutoir de la commission et de la cour européenne de justice qui visent, selon Ségolène Royal, à soumettre les entreprises publiques locales aux règles des marchés publics.


Les trois candidats soutiennent également la perspective d’aboutir à une directive cadre sur les services d’intérêt général lors de la présidence française de l’Union européenne en 2008, afin de dresser une limite au « tout marché ».

Arguant le refus du traité constitutionnel exprimé par les français et néerlandais, Marie-George Buffet souhaite aller plus loin en proposant de refonder les traités communautaires et de construire des services publics européens.


Sur la question de l’assouplissement des règles de composition du capital des Sem, les avis divergent.

Si François Bayrou se déclare favorable à une liberté absolue des élus et des collectivités locales, qu’il envisage comme « un approfondissement naturel de la décentralisation », et que Ségolène Royal penche en faveur d’une plus grande latitude des élus en la matière à condition qu’ils veillent à conserver le contrôle, la candidate du PCF s’oppose à la création de Sem à capitaux privés majoritaires, estimant que les collectivités locales perdraient la maîtrise de ces structures.


La Fédération des Sem souligne que cette convergence de vue des trois candidats à l’égard des Sem illustre l’oecuménisme politique du mouvement Sem, et espère que les autres candidats sollicités apporteront eux aussi leur soutien à l’économie mixte.

Marc Laimé - eauxglacees.com