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L’Affaire Cristaline (3) : le bras de fer distributeurs-embouteilleurs

26 janvier 2007

par Marc Laimé - eauxglacees.com

Veolia, Suez et la Saur évaluent leur chiffre d’affaires annuel en France à 4,5 milliards d’euros. Celui des embouteilleurs atteint déjà les 1,8 milliards d’euros. Mais depuis 2004 distributeurs et embouteilleurs affrontent un marché en méforme. Les volumes facturés diminuent sensiblement, pour des raisons spécifiques à chaque segment de marché. Cette pression sur des marges bénéficiaires jusqu’alors confortables va jouer un rôle majeur dans l’affrontement violent qui va éclater en janvier 2007.



Combien de références compte-t-on désormais dans les grandes surfaces, au rayon eaux en bouteille ? 140… Eaux de source, minérales, plates, gazeuses, aromatisées, « premix »…, ça déborde. Résultat, après des années de croissance à deux chiffres, en 2005 le marché se tasse, et recule de 3%, comme en 2004. Globalement le consommateur achète moins, et surtout moins cher. Les 3 leaders qui représentent deux-tiers des ventes, Danone Eaux (Evian, Badoit, Volvic…), Nestlé Waters (Aquarel, Contrex, Perrier, Vittel…), et Neptune-Castel (Cristaline, Saint-Yorre, Thonon…), s’inquiètent.

Elles sont directement attaquées par la concurrence nouvelle de eaux de source à bas prix des marques distributeurs, qui colonisent des palettes entières dans les supermarkets.

En outre plusieurs grandes villes françaises effectuent des opérations de promotion, qui visent à réhabiliter l’eau du robinet aux yeux du consommateur.

Paris a ainsi fait fabriquer 30 000 carafes estampillées « Eau de Paris » par un talentueux designer, carafes qui sont offertes aux habitants de la capitale, que l’on trouve dans les cafés, et, chapeau bas, qui sont désormais présentes dans toutes les manifestations qu’organise la Mairie de Paris …

6000 d’entre elles sont d’ailleurs en vente dans une trentaine de bistrots de la capitale, au prix de 11 euros, ce qui permettra peut-être de récupérer une (petite) partie des 110 000 euros qu’elles ont coûté...

En 2006, le maire de Mulhouse, Jean-Marie Bockel, réussira une première : obtenir que l’Académie de médecine l’autorise à gazéifier l’eau que produit sa régie municipale, afin de la distribuer en bouteilles de verre aux Mulhousiens…

Tiens, tiens, l’eau du robinet se hausse du col ?

Du coup, le marketing qui avait fait merveille jusqu’à présent ne va peut-être plus suffire à garantir l’expansion qui semblait infinie d’un marché français des eaux emboteillées, qui avait atteint les 6 milliards de litres distribués chaque année, pour un chiffre d’affaires de 1,8 milliard d’euros.

En fait le facteur prix redevient prépondérant. C’est l’arme de choc de Cristaline, qui a conquis la place enviée de leader du segment des eaux plates en moins de quinze ans, avec 22% de parts de marché, en proposant à la vente un pack de 6 bouteilles d’un litre et demi pour 1 euro.

Du coup en 2005 seule la vente de ces produits « premier prix » n’a pas régressé, et à même continué à croître. Les autres majors, Nestlé et Danone, se lancent dans un dumping effréné, mais n’enrayent pas leur chute.

Sur d’autres segments du marché, on privilégie une démarche « premium », inspirée de celle du domaine du luxe. Distribution sélective dans de grandes enseignes, recours à l’importation de marques exotiques. Dans certains cas le prix de l’une de ces bouteilles d’exception peut atteindre celui d’un mètre cube de l’eau du robinet !

En fait c’est une véritable machine de guerre promotionnelle qui se met en branle, jusqu’aux inventions les plus délirantes. Pour le détail voir l’Express ou le Fig-Mag chez le dentiste.

A force de finasser, ça dérape d’ailleurs un peu et certains de nos zamis se prennent des vestes (tant mieux !) en multipliant les déclinaisons aromatisées, enrichies, gourmandes, minceur… Bref on envahit l’air de rien la chasse gardée des sodas et les associations de consommateurs commencent à râler sec.

Donc, à partir de 2004 les embouteilleurs pagaient ferme pour surnager. 90 millions d’euros seront claqués en pub en 2005…

Les infortunes des distributeurs d’eau.

Dans le même temps les champions français du cartel de l’eau, nos Trois Sœurs, Veolia, Suez et la Saur, traversent depuis quelques années une mauvaise passe. Leur monopole écrasant sur le service public de l’eau et de l’assainissement en France est de plus en plus remis en cause, tant par une minorité d’élus qui engagent parfois de véritables bras de fer avec Veolia, Suez et la Saur, pour rétablir des modalités de gestion directe de l’eau par leurs collectivités, que par des myriades d’associations qui dénoncent les profits abusifs que réalisent ces entreprises dans un secteur qu’elles estiment devoir échapper à la « marchandisation ». La machine s’est emballée depuis quelques années et l’image de marque du Cartel en a pâti. Les medias font de plus en plus écho aux initiatives qui dénoncent les dérives d’un monopole ressenti comme injustifié.

Pour ne rien arranger la diversification à l’étranger, engagée à l’échelle de la planète par le Cartel depuis l’orée des années 90 a fait flop, du moins dans la première étape conquérante, et un rien arrogante, de la course mondiale à la croissance. Le bilan n’est pas aussi catastrophique que pourrait le laisser accroire la couverture médiatique des déboires de Suez ou Veolia en Amérique du Sud notamment, surtout si l’on observe de près les positions conquises dans les ex-démocraties populaires d’Europe de l’Est, désormais membres, ou aspirant à rejoindre l’UE, ou les perspectives qu’offre le marché chinois.

Quoiqu’il en soit ce contexte difficile redonne au marché français un caractère stratégique. Veolia, Suez et la Saur doivent y conforter leurs positions, y inventer de nouvelles stratégies, et se préparer à faire face à d’autres évolutions, largement imprévisibles aujourd’hui, liées notamment à la rapide recomposition du secteur de l’énergie en Europe.

Grandes manœuvres en Ile-de-France.

C’est à la confluence de ces évènements et contraintes que nous allons retrouver l’agenda caché de notre ténébreuse « Affaire Cristaline ». Qu’elle explose en Ile-de-France ne relève en rien du hasard. Les marchés de l’eau et de l’assainissement y sont régulés depuis des décennies par de très alambiqués compromis politiques, désormais affectés par de très fortes turbulences.

Paris d’abord. En arrivant aux affaires en 2001 l’équipe de Bertrand Delanoe y hérite d’une situation un rien compliquée. Depuis 1987, Messieurs Chirac et Tiberi y ont délégué la production de l’eau potable, sous forme de concession, à une société d’économie mixte, la Sagep, dont le capital est détenu à hauteur de 70% par la Mairie de Paris, de 14% par Veolia et 14% par Suez. Une situation pour le moins ambiguë, puisque les mêmes Veolia et Suez sont par ailleurs titulaires de contrats de délégation de service public avec la mairie, au titre des missions de distribution qu’elles exercent, Suez sur la rive gauche, Veolia sur la rive droite. Nos deux Sœurs se retrouvent donc peu ou prou à la fois juge et partie au sein d’une architecture dont la nouvelle équipe municipale va mettre longtemps à comprendre comment elle fonctionne réellement…

La nomination d’une jeune élue verte, conseillère de Paris, à la tête de la Sagep, Anne Le Strat, va très vite pimenter l’affaire. Appartenant à l’aile gauche des Verts, notre jeune pédégère, fervente tenante du service public, ne va pas tarder à asticoter Veolia et Suez. La tension monte à El Pao, d’autant plus que la maire-adjointe PS en charge de l’eau et de l’assainissement, Mme Myriam Constantin, qui affiche à l’identique un engagement résolu en faveur du service public de l’eau et de l’assainissement, ne peut guère s’exonérer du positionnement mi-chèvre mi-chou du PS sur la question.

S’ensuivent des pataquès à n’en plus finir, l’engagement d’audits à répétition, et une « renégociation » de certaines clauses des contrats liant Veolia et Suez à la mairie. Nos gentils opérateurs font profil bas et s’engagent à « rééquilibrer » l’équilibre économique desdits contrats en faveur de la mairie, qui va communiquer triomphalement sur cette victoire acquise de haute lutte. Et d’annoncer notamment que les entreprises s’engagent à effectuer pour 153 millions d’euros de travaux dans la dernière phase du contrat, sans pour autant que le prix de l’eau n’augmente… On verra le 1er janvier 2007 ce que valent, comme l’énonça dans une formule désormais célèbre un fin connaisseur des obscures arcanes de notre vie politique, ces promesses « qui n’engagent que ceux qui les reçoivent »…

La pédégère d’Eau de Paris portera une appréciation mitigée sur le deal conclu entre la mairie et ses opérateurs. Et s’affaire depuis lors à les bouter hors de la Sagep, qui va étrenner l’appellation plus riante d’Eau de Paris. Reste que ce volet du dossier s’ensable tranquillement, à la grande satisfaction de Veolia et Suez, dont l’agenda parisien compte deux rendez-vous décisifs. Les prochaines échéances électorales, primordiales, puis les échéances successives, et des deux contrats d’affermage qui lient leurs filiales respectives à la mairie, pour ce qui concerne la distribution de l’eau dans Paris intra-muros, contrats qui arriveront à expiration en 2010. Et du contrat de concession qui lie la SEM Eau de Paris à la mairie, contrat qui s’achève lui en 2011.

La bataille du Sedif.

Le service public de l’eau en région parisienne compte aussi le très puissant Sedif, Syndicat des eaux d’Ile-de-France, qui produit et distribue de l’eau potable à 144 communes, soit 4 millions de Franciliens. Premier syndicat d’eau français, créé en 1923, le Sedif est un édifice excessivement baroque, qui présente, entre autres particularités, celle, éminente, d’avoir confié à la Générale des eaux depuis sa création, dans le cadre d’une « régie intéressée », une formule largement tombée en désuétude ailleurs en France, le soin de remplir, par délégation, cette mission de service public à l’échelle de la région Ile-de-France.

Présidé depuis vingt-trois ans par M. André Santini, député-maire (UDF) d’Issy-les-Moulineaux, qui préside aussi depuis septembre 2005 le Comité de bassin de l’Agence de l’eau Seine-Normandie, le Sedif est un étrange théâtre politique, qui voit se nouer les alliances en apparence les plus inattendues.

Le contrat du Sedif est surtout le premier contrat français de la Générale des eaux, aujourd’hui Veolia.

En dépit des protestations que ne manquera pas de faire éclore cette estimation (notre ami Santini nous ayant déjà gratifié dans le passé d’une missive assassine, nous savons à quoi nous attendre), les observateurs avisés n’ignorent aucunement par ailleurs que le Sedif assure à lui seul près de 50% des bénéfices annuels de la Générale des eaux en France…

Or le Sedif et son ineffable président font l’objet depuis quelques années de critiques multiformes dont la conjonction, les effets politiques qu’elles génèrent, et les vastes mouvements de recomposition en cours en matière de gestion de services publics à l’échelle de la région parisienne, laissent augurer que la renégociation de l’actuel contrat qui lie le Syndicat à Veolia, et qui vient à expiration en 2011, ne sera pas une partie de plaisir.

Ainsi un mouvement latent de remise en cause interne s’est concrétisé à partir de 2004 sous la forme d’un appel à un retour à une gestion directe du Syndicat, mouvement dont le chef de file apparaît être M. Patrick Braouezec, président de la communauté d’agglomération de Plaine commune, dans le département de la Seine Saint-Denis.

Le Sedif est aussi en butte depuis quelques années aux assauts répétés d’associations d’usagers qui contestent sa gestion. Dans ce registre l’attaque frontale conduite par l’UFC-Que Choisir, qui dénonçait en janvier 2006 des surfacturations colossales dans le secteur de l’eau et de l’assainissement, imputables notamment, selon l’association de consommateurs, aux délégations de service public consenties par les collectivités aux grandes entreprises du secteur, a fortement secoué le Syndicat.

Qui a évidemment contre-attaqué depuis lors. Non pas en engageant un procès contre Que-Choisir, on se demande d’ailleurs pourquoi, si les accusations de l’association n’étaient pas fondées, mais en préparant l’avenir.

Le Sedif est entré dans une phase de turbulences et doit se refaire une santé, et donc soigner son image. Engager en fait une véritable bataille d’image, qui culminera avec notre ténébreuse affaire Cristaline.

Marc Laimé - eauxglacees.com