Retour au format normal


Pour une plate-forme de l’eau

10 novembre 2006

par Marc Laimé - eauxglacees.com

A l’heure où les Français témoignent d’un intérêt croissant pour l’environnement, qui revêt les contours de thème central des prochaines élections, les mobilisations multiformes en faveur d’une gestion équitable et soutenable de l’eau ne cessent de gagner en puissance depuis une dizaine d’années. L’action de la multitude d’acteurs impliqués, issus de la société civile, gagnerait à s’incarner dans l’émergence d’une véritable « Plate-forme » qui leur permettrait de mutualiser leurs efforts et de peser réellement sur des enjeux vitaux pour l’environnement, la démocratie et les générations futures.



L’eau se situe à la convergence d’enjeux multidimensionnels : économiques, sociaux, territoriaux, environnementaux, indissociables et qui font systême. Mais elle semble être entrée depuis quelques années dans l’ère de l’inquiétude, voire du soupçon, sous l’effet de plusieurs facteurs cumulatifs.

A l’échelle mondiale, le spectre de la pénurie et de la dégradation de la qualité de cette ressource unique, qui affectent plus de deux milliards d’êtres humains. Une situation dont on estime qu’elle
provoque près de 30 000 morts chaque jour, dix fois plus que la mortalité découlant des conflits armés.

Des inquiétudes, légitimes, face à la pollution croissante des ressources en eau, et leur impact sur l’environnement et la santé publique, au Nord comme au Sud.

L’augmentation continue du montant de la facture d’eau et l’opacité persistante de la gestion d’un service public essentiel.

La présence dominante, enfin, notamment en France, d’entreprises transnationales, associées aux thèmes de la libéralisation et de la "marchandisation" d’un bien vital, insubstituable, sur fond de soupçon, parfois avéré, de corruption lors de l’attribution de marchés.

Cette présence monopolistique d’un véritable cartel de l’eau constitue une autre forme d’exception française, puisque la délégation de service public (DSP) est parfois dénommée "second modèle de service public à la française".

On comprend dès lors que l’eau « fasse » désormais régulièrement l’actualité, comme en cette fin d’année 2006, où la troisième grande loi française sur l’eau, après celles de 1964 et 1992, qui ont posé les fondements de sa « gestion intégrée », semble achever une véritable équipée législative, débutée en 1998 sous l’égide de Mme Dominique Voynet, poursuivie à partir de 2002 sous celle de Mme Roselyne Bachelot, reprise par M. Serge Lepeltier, et défendue depuis deux ans au parlement par l’actuelle ministre de l’Ecologie et du Développement Durable, Mme Nelly Olin.

Une loi qui pourrait figurer au rang de sujet rêvé pour les instituts de sciences politiques : quoique ne satisfaisant personne, violemment décriée, à raison puisqu’elle témoigne d’une libéralisation encore accrue de politiques publiques qui semblent désormais en passe d’être totalement instrumentalisées par les grandes entreprises du secteur, cette loi va néanmoins être votée par le Parlement, essentiellement pour permettre à la France d’échapper à de nouvelles poursuites communautaires à raison de notre gestion calamiteuse de cette ressource essentielle, gestion qui vaut déjà à la France d’avoir été condamnés à de multiples reprises par la Cour de justice des communautés européennes, pour n’avoir pas respecté les obligations découlant de nos engagements en la matière.

Premier paradoxe d’un dossier qui semble les multiplier à plaisir.

Le modèle français de gestion de l’eau, qui s’illustre par la présence monopolistique des transnationales Veolia, Suez et Saur, désormais leaders mondiaux dans le domaine des services à l’environnement, est en effet promu à l’échelle internationale depuis plusieurs années par l’impressionnante « task-force » que constitue l’Ecole française de l’eau (Engagements du Millénaire, Sommets de Johannesburg, de Kyoto, du G8, de Mexico en mars 2006...) comme l’unique moyen de faire face aux menaces croissantes de pénurie et d’accès à l’eau potable et l’assainissement qui affectent déjà un tiers de la population mondiale.

Ce modèle affirme que l’intervention du secteur privé est incontournable. Or le désormais fameux "Partenariat Public Privé" (PPP) a témoigné depuis un siècle et demi, d’abord en France, et depuis une vingtaine d’années dans le monde entier, qu’il repose avant tout sur la captation d’une rente publique, facile à résumer : socialisation des pertes et privatisation des profits…

Le débat public sur la gestion de l’eau qui monte en puissance depuis plusieurs années, en France et dans le monde, s’articule lui, à contrario, autour de plusieurs notions transversales qui sont au coeur des préoccupations des Français : service public, rôle des citoyens, bien commun, lutte contre la marchandisation, démocratie participative...

Ce débat est toutefois brouillé par la superposition de thématiques qui demandent à être mises en perspective, réarticulées, dynamisées.

Initiés dès les années 70 les combats pour la qualité de l’eau en Bretagne, emportant la remise en cause d’un modèle d’agriculture productiviste, ont donné naissance à une dizaine d’associations, qui regroupent aujourd’hui des milliers de citoyens dans l’Ouest de la France.

La contestation des abus de la gestion confiée aux entreprises privées du service public de l’eau, qui s’est développée notamment dans la région Rhône-Alpes après « l’affaire Carignon » à Grenoble au début des années 90, a donné naissance à la Coordination des associations de consommateurs d’eau (CACE), qui regroupe désormais 120 associations d’usagers dans toute la France, engagées dans des batailles homériques contre les grands groupes privés du secteur.

A la faveur de l’élaboration de l’ex-projet de loi Voynet-Cochet sur l’eau, initié en 1998, les grandes associations consuméristes (CLCV, UFC-Que-Choisir) avaient fortement investi sur ce thème. Ainsi que les grands réseaux de défense de l’environnement : FNE, WWF, Amis de la terre, Verts...

Les tensions et conflits se multiplient depuis lors. La France fait l’objet de nouvelles poursuites de l’exécutif communautaire pour non respect de la qualité de l’eau. De nombreuses associations d’usagers poursuivent ou initient des procédures à l’encontre des trois entreprises privées qui monopolisent le marché de l’eau en France. Entreprises dont la gestion a fait l’objet de critiques unanimes par tous les grands corps de l’Etat qui ont étudié la gestion de l’eau en France ces dernières années : Cour des Comptes, Commissariat du Plan, Haut-Conseil du Secteur Public, Conseil national d’évaluation, Mission d’enquête parlementaire, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Conseil de la concurrence...

De l’aveu même du ministère de l’Ecologie et du développement durable, plus de 150 contentieux internes sont engagés aujourd’hui en France à ce titre.

La publication le 31 janvier 2006 d’une enquête de l’UFC-Que Choisir dénoncant les marges exorbitantes des entreprises exercant un véritable monopole sur le service public de l’eau a suscité à l’identique d’importantes réactions.

Dans des dizaines de collectivités, élus et collectifs militent donc en faveur d’une republicisation de ce service public essentiel. Ce thème va monter en puissance dans la perspective des prochaines échéances électorales. Sur le terrain, cette mobilisation gagne en intensité sur tous les fronts : pollution de l’eau, atteintes environnementales, inquiétudes sanitaires, procédures contre les abus de la "gestion déléguée"...

De surcroit, la transcription en droit français, de la Directive-cadre communautaire d’octobre 2000 sur l’eau, qui impose de rétablir un "bon état écologique et chimique des eaux avant 2015" va entraîner des investissements considérables, évalués à près de 100 milliards d’euros en 10 ans. Investissements qui vont essentiellement peser sur l’usager, le contribuable, le citoyen. Ceci dans le cadre d’un nouveau dispositif législatif et règlementaire qui va conférer, aux entreprises monopolistiques du secteur une nouvelle rente de situation, avec les nouveaux « leviers de croissance » que constituent les faramineux chantiers qui vont devoir être engagés en matière de lutte contre la pollution sans cesse croissante des ressources en eau.

Ainsi la poursuite de la politique agricole française laisse-t-elle augurer d’une rapide et considérable nouvelle dégradation des ressources en eau brutes. L’hypothèse d’une crise sanitaire majeure n’est plus à exclure.

La Directive-cadre européenne sur l’eau innove toutefois en imposant de nouvelles modalités de concertation, qui s’inscrivent dans un calendrier d’application extrêmement contraignant. Elle insiste en effet sur la nécessité d’élargir l’assise et la légitimité démocratique de la gestion du service public de l’eau.

Dans le même temps, lointaine "réplique" de la loi Sapin de 1993 qui visait à "moraliser" la passation des marchés publics, des milliers de contrats de délégation du service public de l’eau et de l’assainissement ont commencé à arriver à expiration à partir de 2003, et vont être renégociés par les collectivités françaises à un rythme soutenu dans les prochaines années.

Il n’en demeure pas moins qu’à ce jour les mobilisations croissantes en faveur d’une gestion équitable et soutenable de l’eau interviennent dans un champ institutionnel qui apparaît à ce point « verrouillé » par les représentants de ce qui est bel est bien devenu en quelques décennies une véritable « oligarchie de l’eau » que ces luttes n’apparaissent relever que d’un activisme diffus, incapable de constituer une « masse critique » qui leur permetraient d’influer durablement sur une réalité vitale.

Car ces mobilisations multiformes n’ont pas encore su se traduire par l’institution d’une plate-forme qui permettrait la mutualisation des expériences, ressources, propositions, émanant d’une myriade d’associations, collectifs et réseaux recouvrant un spectre politique extrêmement étendu.

A priori nombre d’obstacles s’y opposent.

Ainsi conviendrait-il au préalable de délimiter un champ opérationnel : agir dans l’Hexagone n’est pas acheminer des pompes au Sahel, ni applaudir des luttes lointaines dont l’issue demeure incertaine, à l’image des bouleversements en cours dans le secteur en Amérique du Sud.

Ensuite nombre de réseaux et d’associations actifs dans le secteur sont aujourd’hui exsangues, littéralement étranglés par des restrictions budgétaires croissantes, sur fond de réduction des déficits publics et de désengagement financier massif de l’Etat. Nombre d’entre elles ne doivent ainsi de survivre qu’à des « accords de partenariats » noués avec les Agences de l’eau, pour lesquelles elles mettent en œuvre les procédures de consultation du public imposées par la Directive-cadre européenne…

Autre difficulté et autre (notable) exception française : l’absence du monde universitaire, à de rares exceptions près, sur la scène des luttes pour une "autre" gestion de l’eau. Sidérant si l’on se réfère à la situation qui prévaut dans d’autres pays et sur d’autres continents.

On peut de même s’interroger sur la quasi-absence des « forces vives » traditionnelles de ce champ en pleine ébullition. Quel parti politique, quelle organisation syndicale, quel mouvement mutualiste, etc., ont sérieusement et durablement érigé la question de l’eau au rang de leurs priorités ? Au demeurant l’une ou l’autre le feraient-ils, nul ne saurait prétendre à un monopole sur ces questions, au vu des enjeux.

Mais dans le même temps, les différents lobbies actifs dans le domaine de l’eau se sont de longue date très puissamment organisés. En France, le "Cercle Français de l’Eau", émanation des trois entreprises qui exercent un monopole écrasant sur le secteur, qui a su fédérer nombre de relais politiques et institutionnels, vante à l’envi les bienfaits de la gestion déléguée au secteur privé. Les entreprises ont également créé la Fédération professionnelle des entreprises de l’eau (FP2E), et pilotent le Centre d’Information sur l’Eau (CIEau). A l’international, le Conseil Mondial de l’Eau, implanté à Marseille, qui organise les Forums mondiaux de l’eau, défend lui aussi les mêmes thèses. Relayées à l’identique par l’Aquafed ou l’ASTEE... La vulgate officielle bénéficie ainsi du relais de très puissantes organisations, qui reçoivent par ailleurs un soutien sans équivoque d’un très grand nombre de ministères et d’une myriade d’instances étatiques ou para-étatiques. Sans même évoquer nombre d’ONG ou de réseaux associatifs, eux aussi acquis à ces thèses.

Depuis près de deux ans ces organisations travaillent par ailleurs de surcroît à formaliser un "Partenariat Français pour l’Eau", présenté en fanfare au 4ème Forum mondial de Mexico en mars 2006, qui vise à donner un nouvel élan à "L’Ecole française de l’eau"... Ajouter enfin que les entreprises du secteur ont également constitué à Bruxelles une "Plate-forme française", qui y défend les intérêts de ses membres avec une remarquable opiniâtreté...

Dès lors, faute d’accepter un constat en réalité mitigé des avancées accomplies à ce jour, faute de s’atteler sérieusement à une mutualisation de ces expériences et de ces luttes, l’avenir prévisible peut déjà s’écrire sous forme de promotion du concept « d’eau virtuelle » pour garantir des lendemains qui chantent aux céréaliers de la Beauce et aux spécialistes du hors-sol breton, de pharaoniques chantiers de dépollution qui vont conférer des rentes de situation colossales aux grandes entreprises du secteur, et « d’internetisation » en forme de "désirs d’avenirs" des promesses du Parti Socialiste "d’harmonisation des tarifs de l’eau et création d’une charte de délégation publique"... (Le Monde du 8 juin 2006).

Reste toutefois un ultime paradoxe, qui pourrait permettre d’inverser la donne : l’eau est une ressource locale, gérée localement.

Or des centaines de collectifs, d’associations, d’élus, de collectivités, d’institutions…, s’engagent désormais très fortement, sur tout le territoire, en faveur d’une « autre » gestion de l’eau, réellement démocratique.

Et alors que depuis vingt ans les citoyens encaissent les coups de boutoirs répétés d’un néo-libéralisme débridé, les luttes multiformes pour l’eau enregistrent des victoires éclatantes, en France comme à l’étranger.

Témoignant en actes qu’une autre gestion de l’eau est possible. Qu’on peut « faire monde » ensemble autour des enjeux de l’eau.

Afin que ce mouvement, tonique, multiforme, dont tout indique qu’il va continuer à se développer, réponde pleinement aux attentes et aux espoirs qu’il suscite, une Plate-forme de l’eau issue de la société civile, avec toutes ses composantes, doit voir le jour en France.

Marc Laimé - eauxglacees.com