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Eau publique/privée : le piège tendu à 144 élus d’Ile-de-France

12 avril 2008

par Marc Laimé - eauxglacees.com

Le Syndicat des eaux d’Ile-de-France (SEDIF), plus important syndicat des eaux français qui approvisionne 4 millions de Franciliens, est présidé depuis 24 ans par M. André Santini, député maire d’Issy-les-Moulineaux et actuel secrétaire d’Etat à la Fonction publique. Il doit élire un nouveau bureau et un nouveau président le 15 mai 2008. Les nouveaux délégués désignés après les récentes élections municipales devront ensuite se prononcer, avant la fin de l’année 2008, sur le futur mode de gestion du syndicat, dont le contrat qui le lie à Veolia depuis 1923 arrive à expiration le 31 décembre 2010. La procédure du choix du futur mode de gestion mise en œuvre par l’actuelle majorité du Sedif révèle de nombreux biais qui pourraient bien conduire les plus ardents défenseurs de la gestion privée de l’eau à sembler demain opter pour une « gestion publique » de façade qui pérenniserait la rente de situation colossale de Veolia. Alors que pour la première fois une réelle opposition semble se faire jour au sein du syndicat, l’enjeu politique et symbolique de la manœuvre est considérable. Si elle devait être couronnée de succès, les tenants d’une véritable gestion publique de l’eau accuseraient une défaite sans précédent.



L’analyse du courrier du bureau du Syndicat des eaux d’Ile-de-France, en date du 18 janvier 2008 qui informait l’ensemble des délégués du Sedif de l’état d’avancement des travaux de la Mission 2011 (Préparation du choix d’un nouveau mode de gestion du service public de l’eau) dévoile la stratégie mise en œuvre afin de pérenniser la rente de situation de Veolia.

 Un satisfecit unanime est tout d’abord accordé aux performances techniques, environnementales et sociétales actuelles du syndicat, et donc à Veolia qui exerce « par délégation » la gestion du service, depuis 1923...

Voir page 4 du courrier en fichier joint ci-après : « Le service est considéré de bonne qualité en raison... »

 Il est précisé ensuite que le mode de gestion actuel, sous forme de régie intéressée ne peut perdurer :

« On relève une rémunération du régisseur encore insuffisamment liée au risque pris et dont le calcul est d’une grande complexité. »

« Le contrat constitue aujourd’hui un ensemble hétérogène, qui ne saurait être reconduit en l’état dans le futur, compte tenu des évolutions juridiques intervenues depuis sa mise en œuvre en 1962. »

Un tour de passe-passe sémantique

La présentation succinte des « Scénarios à étudier » (page 5), en lien avec ce qui précède, et surtout au regard des vocables utilisés pour présenter les 4 scénarios, éclaire la stratégie mise en œuvre par la majorité actuelle du Sedif :

« - Deux scénarios de gestion directe :

 Création d’une régie autonome dotée de la personnalité morale assurant l’essentiel des missions du service.

« - Création d’une régie puis passation d’un ou plusieurs marchés publics de services et de travaux pour confier à des prestataires certaines des missions du service. »

Cette présentation est pour le moins surprenante. Pourquoi distinguer ainsi artificiellement deux modalités concrètes du fonctionnement d’une régie, et non leur définition réglementaire ?

En droit français, depuis 1926, on distingue deux types de régie :

 la régie dotée de la seule autonomie financière, gérée directement par la collectivité,

 la régie dotée de l’autonomie financière et de la personnalité morale, qui n’est pas gérée directement par la collectivité, mais par un conseil de gestion certes par elle désigné, mais qui présente l’avantage de pouvoir accueillir dans son sein, par exemple, des représentants du personnel de la régie et des usagers.

La formulation même retenue par l’actuel bureau du Sedif , qui pilote depuis l’été 2006 les travaux de la « Mission 2011 », entretient donc à dessein la confusion entre la définition réglementaire des deux types de régie (à simple autonomie financière ou à autonomie financière et personnalité morale) et la dévolution ou non, par l’un ou l’autre des deux types de régies, de services et/ou de travaux à des prestataires privés...

On sait qu’aujourd’hui la quasi-totalité des régies existantes recourent à des prestations techniques extérieures, compte tenu de la position dominante en matière d’ingenierie des opérateurs privés du secteur.

La description par le Bureau du Sedif de la seconde option à l’étude en matière de gestion directe :

« Création d’une régie puis passation d’un ou plusieurs marchés publics de services et de travaux pour confier à des prestataires certaines des missions du service.

ne vise donc en entretenant à dessein la confusion entre définition strictement réglementaire des deux types de régie possibles et choix ou non de recourir à des prestations extérieures (possible dans les deux cas de figure « réglementaires »), qu’à légitimer le choix qui sera ultérieurement proposé au comité syndical de cette « option 2 », qui comporte à l’avance, et par principe, une très large dévolution à Veolia, non seulement de prestations de travaux, mais aussi de services. Entendre la gestion de tout ou partie du service.

Ce qui renvoie in fine à la situation actuelle, hormis un « habillage » réglementaire qui verrait le mode de gestion en régie, assorti de ces « conditionnalités » (services et travaux), succéder à la formule actuelle de la régie intéressée, dont la nature juridique et les évolutions réglementaires posent de plus en plus de problèmes au Syndicat.

Sur le fond cette nouvelle configuration de gestion, une régie qui d’emblée, et « par principe », ce qui ne renvoie à aucune catégorie juridique, mais relève du fait du prince, consentirait à Veolia de larges prestations de services et de travaux, permettrait peu ou prou de pérenniser la rente de situation du fermier. Et c’est à l’évidence le but de la manœuvre, et de l’entourloupe sémantique qui l’habille.

Si cette hypothèse est pertinente, les deux autres scénarios à l’étude :

« - Régie intéressée adaptée au nouveau cadre légal.

« - DSP en partant d’un schéma d’affermage. »

ne figurent ici que pour la forme.

Enfin pas exactement.

 L’adaptation de la régie intéressée au nouveau cadre légal ne figure effectivement ici que pour la forme, puisque le principe même de la régie intéressée a été jugé plus haut par le Syndicat comme étant désormais obsolète.

 En revanche la qualification de « DSP en partant d’un schéma d’affermage » laisse à nouveau songeur.

Pourquoi l’ajout « en partant d’un schéma d’affermage ? »

Ou l’affermage est un affermage, ou il s’agit d’une formule hybride, souvent qualifiée « d’affermage concessif. »

Dans ce second cas de figure, pour simplifier, les investissements se répartissent, contrairement à l’affermage « pur », dans lequel ils sont exclusivement à la charge de la collectivité, entre cette dernière et le fermier, qui en retire, ingénierie financière aidant, des bénéfices considérables, et totalement infondés, tant en droit le plus souvent, qu’en équité..

Cette définition alambiquée participe elle aussi de la préparation, subtile, des débats à venir.

In fine les deux scénarios qui vont être affinés cet été seront donc très probablement ceux de :

 la DSP « en partant de l’affermage »,

 la création d’une régie puis passation d’un ou plusieurs marchés publics de services et de travaux pour confier à des prestataires certaines des missions du service.

Un nouveau rapport de force

Le choix final dépendra à l’évidence du nouveau rapport de forces qui va découler de l’élection du nouveau bureau et du président du Syndicat le 15 mai 2008.

Dans l’hypothèse où les velléités d’un certain nombre de nouveaux délégués, et de présenter un bureau alternatif à l’équipe actuelle, et de peser sur le choix d’un nouveau mode de gestion, demeurent en deçà des espérances de l’opposition interne qui apparaîtrait pour la première fois au grand jour, l’hypothèse du choix d’une DSP « en partant de l’affermage » demeurerait d’actualité.

Si le rapport de force atteint un certain seuil critique, et si l’hypothèse de voir une forte minorité réfuter l’option « DSP en partant de l’affermage », créant un véritable problème politique, l’option « création d’une régie puis passation d’un ou plusieurs marchés publics de services et de travaux pour confier à des prestataires certaines des missions du service » sera privilégiée par la majorité actuelle du Syndicat.

L’affaire sera enlevée d’autant plus aisément que l’actuelle majorité du syndicat ne manquera pas d’agiter le spectre du « surcoût » qu’entraînerait l’intégration des personnels de Veolia actuellement attachés, officiellement, au contrat du Sedif pour réfuter le bien fondé du choix pour l’option de la « régie assurant l’essentiel des missions du service. » L’argument est parfaitement spécieux puisque lesdits effectifs sont exagérément majorés, ce qui occasionne un préjudice au Syndicat depuis des décennies, mais l’argument portera...

Un enjeu politique et symbolique majeur

Au delà, dans le contexte global du débat public sur la gestion de l’eau, l’option de la « vraie-fausse » régie présente des avantages considérables :

 la formulation retenue, singulière nous l’avons vu, renvoie très précisément à la position défendue à Paris par M. Bertrand Delanoë qui, quoique s’étant engagé à republiciser la gestion de l’eau à Paris, n’en avait pas moins pris la précaution de préciser, dans le communiqué publié le 5 novembre 2007 :

« (...) Concrètement, je souhaite que cette régie puisse s’appuyer sur le savoir-faire technique que les groupes industriels privés, spécialisés dans ce domaine, ont développé en France : cela pourrait s’inscrire dans le cadre de missions, ponctuelles ou spécifiques, ou encore sous la forme de marchés publics concernant par exemple les travaux qui ne relèvent pas de l’entretien courant. Pourrait ainsi se développer une nouvelle approche des partenariats public-privé : l’autorité publique gardant toutes ses capacités de pilotage, de gestion et de contrôle, le privé apportant sa réactivité et son expertise sur des sujets ciblés. « 

 ce schéma renvoie aussi au fonctionnement de l’autre grand syndicat francilien, le Syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne (SIAAP), référence qui pourra de même s’avérer d’un grand secours.

 le fait d’opter, sur le plan « réglementaire », pour la gestion directe couperait l’herbe sous le pied des opposants à la majorité actuelle du Syndicat, présidé par M. Santini, qui aura beau jeu d’opposer à ses détracteurs qu’il a été odieusement calomnié, puisqu’il opte pour l’avenir pour la « gestion directe »...

Ici le bénéfice politique de l’opération serait considérable puisque, par ce biais, le débat public qui a émergé depuis des années serait quasiment vidé de sa substance. A lui seul cet élément nous semble susceptible d’emporter la décision.

Du coup l’appel à une « mutualisation » de la production et de la distribution de l’eau à l’échelle de la région parisienne, lancé par M. André Santini dans sa tribune publiée par le quotidien Les Echos le 26 mars 2008 prend tout son sens, dans le contexte actuel des grandes manœuvres engagées autour du « Grand Paris »...

La mise en œuvre technique de cette « mutualisation », légitimée par la baisse structurelle des volumes d’eau facturés, et qui affecte, tant Eau de Paris que le Sedif ou le Syndicat des eaux de Genevilliers, opéré lui par la Lyonnaise, pourra conférer à l’avenir une nouvelle rente de situation aux opérateurs privés, dont les « performances techniques » les rendent plus que jamais incontournables dans ce cas de figure (interconnexion).

Et c’est donc pour toutes ces raisons que, prenant à revers ses opposants, M. André Santini et la majorité actuelle du Sedif risquent fort de « créer l’événement » dans quelques mois en se prononçant en faveur d’une « gestion directe » du Syndicat, à l’expiration de l’actuel contrat le 31 décembre 2010.

« Gestion directe » qui aura parfaitement préservé, voire conduira à faire prospérer la rente de situation que représente depuis 1923 le Sedif pour la Générale des eaux...

Quel rôle pour les usagers ?

Le syndicat a créé le 26 novembre 1992 une « Commission des usagers » dont le rôle se borne malheureusement à celui d’une chambre d’enregistrement, comme en atteste le compte-rendu de la dernière commission qui s’est tenue le 14 juin 2007. Représentativité, formation, capacité de peser sur les décisions..., là aussi tout semble à revoir. A l’échelle de l’agglomération parisienne et des 4 millions de Franciliens desservis par le syndicat, qualifiés par ce dernier de « consommateurs », cette apparence de consultation ne saurait pas davantage perdurer, eu égard aux enjeux.

Comme entité administrative la Région Ile-de-France bénéficie d’une reconnaissance à l’échelle de l’Union Européenne. A ce titre elle permet aux associations organisées à ce niveau de se faire entendre.

Or l’Ile-de-France présente des caractéristiques hydriques (fleuves, nappes phréatiques), économiques (industrielles et agricoles), et démographiques d’une importance stratégique, tout en étant très dépendante des ressources en eau extérieures.

L’architecture et l’importance des infrastructures d’eau potable et d’assainissement, très liées et interdépendantes, entre Paris et les départements de la région, en constituent une entité à part entière, caractérisée par l’existence de structures administratives très concentrées.

Les intentions de l’Etat à l’égard du « Grand Paris » font actuellement l’objet d’âpres échanges entre les grandes forces politiques.

Si l’on tient compte de la toute puissance des multinationales de l’eau, de leurs groupes de pression, et de l’impuissance du politique à les tenir en lisière, il apparaît aussi vital qu’urgent que les usagers et leurs associations se dotent d’une organisation et d’objectifs à la hauteur de ces enjeux environnementaux, économiques et démocratiques.

Toutes les forces oeuvrant pour la préservation de la ressource et l’intérêt public doivent donc définir les modalités d’une nouvelle mobilisation susceptible de leur permettre d’agir efficacement en faveur de la défense d’un bien commun.

Le courrier du bureau du SEDIF aux 144 délégués du 18 janvier 2008

Une citation :

« Désormais, nos sociétés ne peuvent se développer qu’à condition d’avoir un Etat efficace et régulateur. Ainsi, pour atteindre les objectifs de la société de la connaissance, il faut aussi des décisions politiques, les efforts de la société civile ne suffisent pas. »

Marc Lazar, La grande lassitude des Italiens, Le Monde, 13-14 avril 2008.

Lire aussi :

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Marc Laimé - eauxglacees.com