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Pour une Autorité nationale de régulation de l’eau (*)

2 octobre 2018

par Marc Laimé - eauxglacees.com

Aucune autorité ne régule réellement le domaine de l’eau aujourd’hui en France.
Les compétences exercées historiquement au niveau national dans le domaine de l’eau par les ministères de l’Agriculture, de la Santé, de l’Intérieur, des Finances, de l’Ecologie et de la Recherche ont suscité un morcellement qui fait obstacle à une régulation publique effective du secteur.



Les conséquences de cette défaillance systémique des tutelles gouvernementales d’une ressource essentielle sont dramatiques. Car la situation est grave, la cote d’alerte largement dépassée.

Désintérêt, routine, aveuglement, népotisme et rente nous conduisent à l’abîme, perspective qu’une machinerie politico administrative dévoyée nie avec obstination. Mais le « Village Potemkine » français de l’eau ne fait plus illusion à Bruxelles, qui multiplie les poursuites contre une France qui ne tient aucun de ses engagements communautaires. Discrètement, Bercy a déjà provisionné 400 millions d’euros pour faire face aux condamnations inévitables qui vont intervenir dans les toutes prochaines années. Directive nitrates, Directive eaux résiduaires urbaines (DERU), Directive-cadre sur l’eau (DCE), demain Directive eaux marines… Au total les amendes pourraient dépasser le milliard et demi d’euros…

Réaction ? Déni et bunkerisation, comme l’a démontré le projet gouvernemental de « Réforme de la politique de l’eau », initiée lors du premier Comité interministériel de modernisation de l’action publique (CIMAP) du 18 décembre 2012 à Matignon, et qui s’est achevée en véritable naufrage à la seconde « Conférence environnementale » les 20 et 21 septembre suivants.

A l’identique en 2018, avec les lamentables "Assises de l’eau", constat de faillite déguisé en kermesse à laquelle personne ne fait plus même semblant de croire.

Sauf à engager une réforme radicale de la gestion de l’eau en France la catastrophe est certaine, tant sa « gouvernance » constitue un scandale majeur.

Le Comité national de l’eau (CNE) instance consultative dépendant du ministère de l’Ecologie, est totalement sous l’emprise des lobbies de l’agriculture, de l’énergie, de l’industrie, et d’une camarilla d’élus cooptés aux fins de défendre leurs intérêts, situation qui interdit de faire émerger un quelconque consensus en son sein sur des sujets sensibles.

Les Agences de l’eau, opérateurs, et leurs Comités de bassin, instances de concertation, n’exercent aucune fonction de régulation, qui requiert une totale indépendance du régulateur vis-à-vis des opérateurs.

L’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (ONEMA), désormais cannibalisé sous l’étiquette AFB par la ban,de à biodiv, n’a reçu du législateur aucune mission de régulation, et ne pourrait d’ailleurs être à la fois juge et partie, opérateur et régulateur. Son « absorption » par l’Agence française pour la biodiversité en 2015, fruit d’une imprudente promesse du Président de la république, a encore aggravé les dysfonctionnements d’une « gouvernance de l’eau » que les constats du Conseil d’état, de la Cour des comptes, du Conseil des prélèvements obligatoires, de l’Inspection des finances ou du Conseil d’analyse stratégique aident à comprendre qu’elle est déjà en coma dépassé.

L’Observatoire national du service public de l’eau et de l’assainissement (SISPEA), créé par l’ONEMA, ne parvient pas davantage à remplir une quelconque fonction de régulation du service public de l’eau et de l’assainissement, massivement délégué en France aux trois entreprises privées leaders mondiales du secteur, Veolia, Suez et SAUR, qui jouent de fait, depuis des décennies, le rôle de moins en moins occulte, de véritables « parrains » du domaine de l’eau.

Plus largement, la France souffre d’une dramatique carence de régulation dans le domaine environnemental. L’Autorité environnementale ou le Commissariat général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) sont des structures directement rattachées, et donc hiérarchiquement subordonnées, au ministère de l’Ecologie, et ne peuvent donc en aucun cas faire figure de régulateurs.

Les 35 000 communes françaises et leurs groupements, outre leurs missions historiques d’adduction et d’assainissement, viennent de se voir conférer par le législateur de nouvelles compétences de « lutte contre les inondations et de gestion des milieux aquatiques ». Ce transfert de compétence historique appelle à une véritable régulation du petit cycle comme du grand cycle de l’eau, afin d’assurer une véritable transparence dans l’exercice de ces compétences étendues.

Les enjeux financiers du secteur de l’eau sont en effet considérables. Selon le rapport rendu public le 11 septembre 2013 par le CGEDD, l’ensemble des deux cycles met en jeu des flux annuels de l’ordre de 23 Milliards € : le petit cycle de l’eau représenterait environ 17,2 Md€ et le grand cycle environ 5,6 Md €, dont plus de la moitié en provenance du contribuable au niveau national et 22% en provenance de l’industrie.

Or, de l’aveu même de la Cour des comptes (Rapport 2010 : « Les instruments de la gestion durable de l’eau), comme du Conseil d’Etat (Rapport 2010 « L’eau et son droit »), puis de la mission Levraut (CIMAP 2013) aucune autorité publique française n’est capable d’identifier avec précision ces flux financiers.

La représentation nationale est ainsi dans l’incapacité, même en consultant les « bleus » et les « jaunes » de Bercy avant l’examen de la loi de Finances, d’apprécier le bon usage des deniers publics ainsi mobilisés dans le domaine de l’eau.

Or ce secteur est particulièrement exposé à des conflits d’intérêts devenus structurels. Le processus de décision et d’attribution des subventions ou prêts mobilisés par le système Agences de l’eau-Onema voit ainsi des acteurs publics comme privés être décisionnaires dans l’attribution de financements à des structures, publiques comme privées, dont ils sont également membres !

Cette situation est d’autant plus choquante qu’un grand nombre d’associations d’acteurs socio-professionnels du monde de l’eau, qui défendent des intérêts catégoriels privés, reçoivent depuis des décennies des subventions annuelles de plusieurs millions d’euros d’argent public, via les redevances des Agences de l’eau, payées par les usagers domestiques par le biais de leurs factures, qui leur sont ensuite affectées, notamment via l’ONEMA.

Or les membres de ces associations, l’Association scientifique et technique de l’eau et de l’assainissement (ASTEE), l’Association française pour l’étude des irrigations et du drainage (AAFEID), la Société hydrologique de France (SHF), l’Académie de l’eau…, siègent dans la quasi-totalité des instances ou groupes de travail ministériels où s’ont élaborées les politiques publiques de l’eau. Ce sont les représentants de ces associations qui définissent en réalité les grandes orientations en matière de recherche dans le domaine de l’eau, qui contrôlent et orientent la recherche-développement et les procédures de normalisation, via l’AFNOR et l’ISO.

Sur le volet de la coopération internationale, les abus sont plus manifestes encore avec le Partenariat français pour l’eau (PFE), La Coalition Eau, L’Ambassade de l’eau, ou encore le PSeau, et surtout l’Office international de l’eau (OIeau), qui bénéficient de financements publics, là aussi prélevés sur la facture d’eau de l’usager, via les Agences de l’eau et l’ONEMA, aux fins « d’exporter le modèle français », au plus grand profit de Veolia, Suez et Saur, mais aussi de trois ou quatre grands bureaux d’études français spécialistes des travaux hydrauliques et de l’ingénierie, qui trustent les financements du Ministère des Affaires étrangères (MAE) et de l’Agence française de développement (AFD), pour mieux drainer ensuite les fonds communautaires ou les budgets des Institutions financières internationales, comme la Banque mondiale, la BERD ou les différentes banques de développement africaine, asiatique ou sud-américaine.

Cette situation suscite des conflits d’intérêts permanents, et témoigne d’un système largement piloté, et parfois dévoyé, par des intérêts catégoriels qui ont supplanté l’intérêt général.

Il est donc non seulement opportun, mais absolument indispensable de créer une Autorité de régulation nationale de l’eau, dotée de pouvoirs d’investigation, d’injonction, de sanction, à l’image de celles qui régulent les secteurs de l’énergie, des télécoms, de l’audiovisuel…, à l’instar des autorités de régulation de l’eau créées dans d’autres pays européens, et comme le recommande d’ailleurs…, un comble, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE).

(*) Cet article, publié en 2013 dans un rapport parlementaire sur la politique de l’eau, n’a rien perdu de son actualité. Aucune avancée n’a été enregistrée depuis lors, et la situation s’est même considérablement dégradée depuis lors.

Lire aussi :

 Scandale à l’ONEMA

http://www.eauxglacees.com/Scandale-a-l-ONEMA-1-comment

Les eaux glacées du calcul égoïste, 28 novembre 2012

 Vie et mort du SISPEA

http://www.eauxglacees.com/Vie-et-mort-du-SISPEA

Les eaux glacées du calcul égoïste, 23 septembre 2014

 Le SISPEA en perdition au Carrefour (rennais)

http://www.eauxglacees.com/Le-SISPEA-en-perdition-au

Les eaux glacées du calcul égoïste, 30 janvier 2017

Marc Laimé - eauxglacees.com