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La saga des "projets de territoire" consacrés à l’irrigation agricole, par Thierry Uso (*)

18 février 2018

par Marc Laimé - eauxglacees.com

L’histoire mouvementée des projets de territoire consacrés à l’irrigation agricole permet de comprendre comment le système agro-industriel a réussi à obtenir du gouvernement actuel une relance insensée de l’irrigation agricole et son financement par les agences de l’eau et les collectivités territoriales.



- 2013 : Rapport sur la gestion quantitative de l’eau en agriculture

C’est dans un rapport du député (PS) du Gers Philippe Martin publié en juin 2013, rédigé pour partie par un ingénieur général du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), qui avait auparavant justifié le projet de Sivens, que le concept de "projet de territoire" est introduit pour la première fois dans l’arsenal des politiques publiques.

France Nature Environnement, une des rares associations environnementales auditionnées par Philippe Martin, publie à la suite du rapport un communiqué de presse intitulé « Rapport Martin sur la gestion quantitative des ressources en eaux : partiel et partial ! ».

L’association environnementale y dénonce entre autres « un affaiblissement des régles de gestion quantitative de l’eau en agriculture », l’absence de « remise en cause d’un modèle agricole dépassé » et les « revendications sans limite des irrigants ».

En septembre 2013 le même Philippe Martin, qui vient de remplacer Delphine Batho au ministère de l’Environnement, lève le moratoire qu’elle avait imposé à l’automne 2012 peu après sa nomination par Jean Marc Ayrault, sur les projets d’irrigation agricole.

La démarche par projet de territoire qui ne concernait initialement que l’utilisation de l’eau en agriculture va ensuite être appliquée à toutes les questions environnementales : énergie, transport...

- 2013 : 2ème Conférence environnementale sur le développement durable

François Hollande et Jean-Marc Ayrault organisent en septembre 2013 la 2ème Conférence environnementale sur le développement durable dont les deux priorités sont la transition énergétique et la préservation de la biodiversité. Cinq tables rondes, dont l’une sur la politique de l’eau, ont lieu les 20 et 21 septembre avec les habituelles parties prenantes.

Le 27 septembre, le gouvernement publie une feuille de route issue des réflexions des cinq tables rondes. La feuille de route indique que « dorénavant, toutes les retenues, pour pouvoir être financées par les agences de l’eau, devront s’inscrire dans un projet de territoire ».

- 2013-2014 : Tensions au Comité national de l’eau

Un comité ad hoc du Comité national de l’eau (CNE), débat des projets de territoire et des tensions se font jour entre les différents protagonistes concernés.

- 2015 : Instruction relative au financement par les agences de l’eau des retenues de substitution

Le 4 juin 2015, le ministère de l’environnement publie, à l’initiative de Ségolène Royal, une instruction relative au financement par les agences de l’eau des retenues de substitution.

Cette instruction indique que :

 Les projets de territoire concernant les retenues pour l’irrigation agricole ont pour objectif une gestion équilibrée de la ressource en eau, sans détériorer la qualité chimique et écologique des milieux aquatiques, et sont le fruit d’une concertation associant tous les acteurs du territoire.

 Les agences de l’eau n’interviendront que sur la substitution de prélèvements en étiage par des prélèvements hors étiage, et non sur de la création de volumes supplémentaires.

Cette instruction disqualifie donc, à priori, la plupart des projets d’irrigation souhaités par le système agro-industriel.

- 2016 : Instruction pour la mise en œuvre au niveau territorial des politiques de l’écologie...

Le 4 mars 2016, une instruction aux préfets de Ségolène Royal, ministre de l’Environnement, fixe pour la période 2016-2018 les orientations des politiques de l’écologie, du développement durable, de l’énergie, des transports et de la mer, qui doivent être mises en oeuvre dans les territoires.

Les projets de territoire sont au coeur du dispositif puisque, je cite, « un engagement particulier des services décentralisés de l’Etat et de ses opérateurs est attendu sur les appels à projets pour les territoires ».

Parmi les projets proposés suite à l’instruction de 2016, plus de 500 sont des « projets de territoire à énergie positive », mais il y a relativement peu de projets concernant l’irrigation agricole.

(Le gouvernement d’Edouard Philippe, dénonçant une gabegie qui a déjà coûté plus de 400 millions d’euros, sabrera ensuite, via le projet de loi de finances (PLF) 2018, le dispositif des projets de territoire dans le domaine de la transition énergétique, soulevant une bronca des élus concernés).

- 2016 : Rapport Tandonnet-Lozach

Sous couvert de mission d’enquête parlementaire, les sénateurs Henri Tandonnet (UDI, Lot-et-Garonne) et Jean-Jacques Lozach (PS, Creuse), publient le 8 juin un rapport intitulé « Eau, urgence déclarée », dans lequel, dressant un tableau apocalyptique de la situation, ils appellent avec force à une relance de l’irrigation agricole.

- 2016 : Rapport Pointereau

Présenté dès le mois suivant, le 20 juillet 2016, devant la Commission d’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat par le sénateur (LR) du Cher, Rémi Pointereau, exploitant céréalier et propriétaire d’une entreprise de matériels agricoles de son état, ce nouveau rapport, plus outrancier encore que le précédent, dénonce « l’enfer des normes », et prône, bien évidemment, lui aussi une relance forcenée de l’irrigation.

- 2017 : Rapport du CGAAER

Signé par 12 inspecteurs généraux des Ponts, des Eaux et des Forêts, un nouveau rapport intitulé « Eau, agriculture et changement climatique. Statu quo ou anticipation ? » préconise rien moins que de refonder la politique de l’eau et sa planification… au profit d’une fuite en avant du modèle agricole productiviste.

Le ministère de l’Agriculture obtient du ministère de l’Environnement un « assouplissement » des critères d’éligibilité des projets d’irrigation et une relance de ces projets.

- 2017 : Communication relative à la gestion de l’eau

Le 9 août 2017, les ministres Nicolas Hulot et Stéphane Travert font une communication commune relative à la gestion de l’eau. Cette communication déclare qu’il faut « réaliser, là où c’est utile et durable, des projets de stockage hivernal de l’eau afin d’éviter les prélèvements en période sèche, lorsque l’eau est rare ». Hulot et Travert brandissent la menace sur l’agriculture que fait courir le réchauffement climatique.

La FNSEA et Irrigants de France applaudissent et ressortent tous leurs projets d’irrigation qui avaient été retoqués jusqu’alors. Des centaines de nouveaux projets sont ainsi proposés dans les territoires par les chambres d’agriculture, les associations d’irrigants, etc.

Irrigants de France souhaite également que cette « prise de conscience politique » aboutisse à l’accélération de l’instruction des projets. Et le gouvernement va répondre à ce souhait.

- 2017 : Cellule d’expertise sur la gestion de la ressource en eau dans le domaine agricole

Le 2 novembre 2017, les ministres Nicolas Hulot et Stéphane Travert annoncent le lancement d’une cellule d’expertise sur la gestion de la ressource en eau dans le domaine agricole. Elle a pour mission d’examiner les projets en cours, d’identifier les difficultés rencontrées, d’améliorer la qualité des projets et d’accélérer leur réalisation. En clair, il s’agit de faire sauter les barrières réglementaires, de réduire, voire d’éliminer, les études d’impact environnemental et les recours des associations contre ces projets, à l’image de ce qui est en train de se faire pour les projets d’éolien et de méthanisation.

La cellule d’expertise, animée par un préfet, est constituée d’un membre du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), d’un membre du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), d’une personnalité qualifiée représentant la profession agricole (FNSEA), et d’une personnalité qualifiée représentant les associations de protection de la nature (FNE).

Il existe une grande opacité autour des projets de territoires concernant l’irrigation agricole, comme pour la cartographie des cours d’eau pour l’exercice de la police de l’eau et la cartographie des zones de non traitements aux pesticides en bordure des points d’eau. Du peu que nous en savons, il s’agit majoritairement de constructions de bassines et d’aménagements hybrides bassines-retenues collinaires, censées être financées essentiellement par les agences de l’eau et les collectivités territoriales. 19 bassines vont être construites dans le Marais Poitevin selon la Coordination pour la défense du Marais Poitevin.

A Sivens, le projet initial d’une retenue sur le cours d’eau du Tescou (barrage réservoir de 1,5 millions de m³), va être remplacé par un projet de bassines (remplies avec de l’eau prélevée sur le cours d’eau), auquel FNE Midi-Pyrénées et la Confédération paysanne ne semblent pas s’opposer, alors que cette eau servira essentiellement à l’irrigation du maïs, comme cela devait être le cas avec le barrage. Il y a aussi quelques projets de réutilisation des eaux traitées (Re-use ou Reute), à la sortie des stations d’épuration pour irriguer le maïs par aspersion (Hautes Pyrénées), ou irriguer la vigne et les arbres fruitiers par goutte-à-goutte (Aude et Hérault).

Cette opacité est voulue. Il est en effet très difficile pour les associations environnementales et autres de contester des projets d’irrigation, si elles n’ont pas accès à la liste et à la localisation de ces projets dans les différents territoires.

(*) Thierry Uso est membre d’Eau Secours 34, et animateur de la Commission eau d’Attac.

Lire aussi :

 Le lobby de l’irrigation se déchaîne

http://www.eauxglacees.com/Le-lobby-de-l-irrigation-se

Les eaux glacées du calcul égoïste, 5 février 2018.

Marc Laimé - eauxglacees.com