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La loi sur l’eau privatise les services publics (5) : le « plan de bataille Borloo » pour traiter les eaux usées

29 octobre 2007

par Marc Laimé - eauxglacees.com

M. Jean-Louis Borloo, ministre de l’Écologie, du développement et de l’aménagement durable, annonçait le 14 septembre 2007 le lancement d’un plan d’action sur l’eau afin d’inciter les collectivités à réaliser les travaux de mise aux normes de leurs stations d’épuration, et améliorer l’assainissement en France. 146 stations qui ne sont toujours pas aux normes et représentent une capacité épuratoire de près de 18 millions d’habitants doivent ainsi engager avant le 1er janvier 2008 des travaux de mise en conformité. Faute de s’exécuter les collectivités concernées verront les subventions qui leur sont traditionnellement accordées par les agences de l’eau gelées. Elles pourront, à contrario, contracter de nouveaux emprunts bonifiés sur 30 ans, via une enveloppe de 2 milliards d’euros, mobilisée par la Caisse des dépôts et consignations.



Légitimé par le souci d’échapper à une nouvelle condamnation de la France par l’exécutif communautaire pour non respect de la directive ERU de 1991, qui pourrait se traduire par une amende de 300 à 400 millions d’euros, assortie de pénalités journalières d’un million d’euros, ce plan de bataille n’en soulève pas moins nombre de questionnements dans le nouveau contexte découlant de la mise en œuvre de la LEMA, et de son impact sur les missions de service public dans le secteur de l’eau et de l’assainissement.

Il y a urgence.

La Commission européenne adressera en décembre 2007 un avis motivé à la France pour non-respect de la DERU 91 dans plus d’une douzaine d’agglomérations, dont Paris.

Pour les services de M. Stavros Dimas, le commissaire chargé de l’environnement, la France ne s’est toujours pas mise en conformité avec cette législation destinée à réduire les rejets d’azote et de phosphore dans les rivières, en dépit d’une première condamnation par la justice européenne remontant à 2004.

A l’époque, près de 120 zones sensibles avaient été identifiées, dont les stations d’épuration n’avaient pas été mises aux normes. Depuis cette première condamnation, des progrès ont été faits, mais entre dix et vingt agglomérations continuent de poser des problèmes, en particulier dans le bassin Seine-Normandie.


La France compte aujourd’hui 13 300 stations d’épuration pour une capacité totale de 70 millions équivalents-habitants (EH). Les 1000 STEP les plus importantes représentent à elles seules 50 millions d’équivalents habitants.

Mais selon un examen précis des stations d’épuration, bassin par bassin, réalisé avec les directeurs des agences de l’eau, 146 de ces 1000 grandes stations ne sont toujours pas conformes à la réglementation actuelle, ce qui représente 18 millions d’équivalents-habitants, soit près du tiers de la population française… Auxquelles il faut ajouter 500 stations de taille plus réduites qui, sans représenter une part importante de la population, ne sont pas davantage conformes.

Un dossier explosif

Selon le rapport d’activité de la police de l’eau sur la qualité des rejets de quelque 9000 stations d’épuration françaises - publié en 2006 mais resté confidentiel jusqu’à l’été 2007 -, au terme de 4335 vérifications, 997 STEP s’étaient révélés non conformes.

A partir de ces constatations, 757 procédures ont été engagées. « La mise en conformité des stations d’épuration constitue un enjeu prioritaire. Il s’agit du premier risque de contentieux communautaire », affirmait le rapport avant d’évoquer un retard « très important et non acceptable ».

Au total, au titre de l’échéance de 1998 (il y a neuf ans !) de la DERU 91 sur les stations des grandes villes, pas moins de 83 rejetent encore aujourd’hui une eau polluée dans l’environnement naturel.

Environ 50 stations devaient être rénovées avant la fin de l’année 2007, 35 en 2008, mais il faudrait attendre 2010 pour les dernières.

Quant à l’échéance de 2000 concernant les stations des villes moyennes, une cinquantaine demeuraient non conformes.

Tout en reconnaissant que l’Etat français a tardé à transposer les textes et à désigner les zones sensibles dans lesquelles devait être relevé en priorité le niveau d’épuration (notamment en Seine-Maritime), les spécialistes soulignent la responsabilité de collectivités comme Paris, Versailles ou Bordeaux qui ne respectent pas la loi.

Une réfection de la station d’épuration suppose en effet d’augmenter le prix de l’eau, mesure impopulaire auprès des administrés si elle reste inexpliquée.
Le rapport de la sénatrice Fabienne Keller sur la politique de l’eau, publié le 27 juin 2007, rappelait que la menace contentieuse porte sur plusieurs centaines de millions d’euros.

« Les lignes de trésorerie mobilisées par les agences de l’eau ont été longtemps notoirement sous-utilisées », affirmait-t-elle. L’équivalent des collectivités locales territoriales au Royaume-Uni ou en Allemagne réalisent leurs travaux à un rythme deux fois plus élevé et sans subventions, soulignait le rapport.

Après quatre circulaires envoyées aux préfets par les ministres de l’Ecologie respectifs entre 2002 et 2006, leur enjoignant de rappeler les maires à l’ordre, une nouvelle mise en demeure avait été lancée en janvier 2007 par le ministre de l’Intérieur de l’époque, M. Nicolas Sarkozy.

En juin 2007, 32 préfets avaient rendu compte en indiquant que 63 mises en demeure avaient été engagées, et 77 autres le seraient prochainement.
Plus efficace potentiellement, mais difficilement maniable, les préfets ont été priés d’appliquer la procédure de « blocage de l’urbanisme », qui fait que tant que la situation n’est pas rétablie, tout projet de lotissement urbain est suspendu.

L’administration prévoit également une forme d’action « récursoire » de l’Etat contre les collectivités locales. Formulée devant le Conseil interministériel pour l’Europe du 6 février 2007, cette proposition permettrait au gouvernement de faire assumer la charge financière d’une éventuelle sanction pécuniaire par les villes concernées. Ce qui les inciterait à lancer les travaux plus rapidement.

L’appel solennel de M. Jean-Louis Borloo

La directive européenne n°91/271/CEE du 21 mai 1991 relative au traitement des eaux résiduaires urbaines (ERU) imposait des obligations nouvelles en terme de collecte et de traitement des eaux usées, et notamment un traitement plus rigoureux du phosphore et de l’azote.

Elle contraignait aussi chaque État membre de la communauté européenne à délimiter des zones sensibles, autrement dit des parties de son territoire eutrophes, ou qui présentent un risque d’eutrophisation.

Selon cette directive, transposée en droit français par la loi sur l’eau du 3 janvier 1992 et le décret du 3 juin 1994, les agglomérations de plus de 10 000 EH situées en zones sensibles devaient satisfaire la DERU avant la fin de l’année 1998, celles de plus de 15 000 EH, hors zones sensibles, avant la fin 2000, et celles de plus de 2.000 EH avant la fin de l’année 2005.

Or toutes les collectivités n’ont pas procédé aux investissements nécessaires pour répondre aux nouvelles exigences réglementaires. En nombre de stations, deux bassins sont plus particulièrement concernés par ces retards : ceux de Seine-Normandie avec 56 stations, et de Rhône-Méditerranée et Corse avec 45 stations, dont 21 sur le littoral méditerranéen. 


Avant la fin de l’année 2007, selon le MEDAD, 48 stations supplémentaires devaient donc être conformes et une trentaine auront peu ou prou démarré leurs travaux début 2008.

« Cela nous laisse encore 68 stations qui n’ont pas dépassé le stade des études, soit 16 millions d’habitants concernés, déplorait M. Jean-Louis Borloo, qui inaugurait le 14 septembre 2007 la STEP de Biganos, l’une des deux nouvelles stations d’épuration du bassin d’Arcachon.

Et de lancer un « appel solennel aux élus et aux syndicats intercommunaux pour gagner définitivement la bataille de l’eau en France », assorti de la mise en place d’un plan d’action. 


M. Borloo n’hésitait pas à qualifier la situation de la France dans ce domaine « d’inacceptable ».

« Ce qui me met hors de moi, c’est que nous avons toutes les technologies mais (...) nous sommes un mauvais élève de la classe européenne » sur l’émission « des eaux polluées dans les rivières, les fleuves et la mer", poursuivait-il.


Le "plan de bataille" prévu comprend notamment "une mise en demeure" à toutes les stations non conformes pour qu’elles passent "une convention avec les agences de l’eau" pour la mise en conformité de leurs installations, indiquait le ministre.


"Les syndicats intercommunaux d’agglomération qui ne l’auront pas fait le
31 décembre 2007 verront les subventions de l’agence réduites de moitié dans un premier temps et les subventions de fonctionnement arrêtées", avertissait M. Jean-Louis Borloo.

"Ces fonds seront consignés et l’Etat et les collectivités se substitueront" au syndicat "dans l’hypothèse où les travaux ne seraient pas réalisés", ajoutait-il.

"Je souhaite que pour le 1er janvier 2008, ou les travaux sont en cours, ou les programmes sont annoncés ou au moins, les conventions sont faites" précisait-il, espérant que "fin 2011 - début 2012 nous ayons gagné la bataille des eaux usées".

Le plan ciblera très précisément les 98 stations d’épuration non conformes en fin d’année 2007. Il débutera donc par la mise en demeure de toutes ces collectivités, en leur demandant la réalisation d’un planning d’investissement et des études de faisabilité dans un délai d’un an.

Il prévoit également la mise à disposition des collectivités moyennes qui auront des difficultés liées à l’augmentation du prix de l’eau d’une enveloppe supplémentaire de 2 milliards d’euros sous forme de prêts bonifiés sur 30 ans, ouverte sur les fonds propres de la Caisse des dépôts et consignations.

En cas de non-respect de ces prérogatives, les communes verront les subventions des agences de l’eau réduites de moitié et les subventions de fonctionnement arrêtées et consignées. 


Par ailleurs, le ministre a demandé que soit mis en place un suivi hebdomadaire des six agences de l’eau, afin qu’aucune collectivité ne puisse laisser de côté la question du traitement de ses rejets d’eaux usées.
La publication sur internet de la carte de la conformité de l’ensemble des agglomérations françaises était par ailleurs annoncée avant la fin du mois de septembre 2007. 



« L’eau est un enjeu majeur pour tous les Français dans leur vie quotidienne, pour la qualité de nos rivières, de nos fleuves, de nos océans…, la réalisation inaugurée aujourd’hui sur le bassin d’Arcachon en est un bon exemple et démontre que nous avons le savoir faire français pour relever ce défi… C’est donc un des sujets des discussions du Grenelle Environnement, et notamment la volonté claire d’atteindre un objectif de rejets « zéro défaut » d’ici 2012. Nous avons tous les moyens de gagner cette bataille de l’eau ! » concluait M. Jean-Louis Borloo.

Le Medad espère donc éviter ce faisant, après la suspension jusqu’en 2009 des poursuites dans le dossier des nitrates en Bretagne, de nouvelles foudres communautaires.

Le non-respect de la directive ERU présente un risque financier très élevé pour la France. Le 23 septembre 2004 la France a déjà fait l’objet d’un premier arrêt de la Cour Européenne de justice pour cause d’absence d’identification de zones sensibles dans les bassins de Seine-Normandie, Artois-Picardie, Loire-Bretagne et Rhône-Méditerranée et Corse, et d’absence de traitement plus rigoureux des rejets d’eaux pour près d’une centaine d’agglomérations, auxquelles s’ajoutent celles de plus de 10 000 EH et situées dans les zones sensibles.

Ce contentieux, pour lequel une nouvelle mise en demeure est intervenue en décembre 2005, fait encourir à la France une sanction pécuniaire actuellement estimée à plusieurs centaines de millions d’euros, assortie de pénalités journalières d’un million d’euros…



"Le montant exorbitant de la sanction encourue mérite d’autant plus d’être retenu que, dans la mesure où la maîtrise d’ouvrage des travaux à réaliser incombe aux collectivités territoriales, l’Etat pourrait être tenté de reporter sur elles la charge financière d’une éventuelle condamnation", avertissait Mme Fabienne Keller dans son rapport parlementaire de juin 2007, jugeant cette hypothèse "inéluctable".

Avant de saisir la Cour de justice pour la seconde fois, la Commission semble disposée à accorder un délai supplémentaire à la France, jusqu’en 2009. Mais elle n’apprécie pas que les autorités françaises échelonnent les importants investissements nécessaires pour améliorer le traitement des eaux urbaines à l’horizon 2012-2013.

Le gouvernement français fait valoir que la mise en conformité des installations nécessite de coûteuses dépenses, évaluées à 800 millions d’euros pour la seule station d’épuration d’Achères (Yvelines), en aval de Paris, où sont traitées les eaux usées de six millions de Franciliens.

Le « plan de bataille » du cartel de l’eau

De prime abord on ne saurait que se féliciter du « plan de bataille » Borloo, même si le ministre est coutumier des annonces mirobolantes, déjà expérimentées avec l’ANRU…

A la réflexion toutefois nombre d’interrogations surgissent.

OTV, Degrémont et Stereau vont rafler l’essentiel des marchés de remise en conformité des grandes STEP urbaines, accroissant encore leur emprise technique sur le secteur.

L’ensemble des collectivités territoriales concernées, au premier rang desquelles les collectivités moyennes, vont devoir affronter une nouvelle contrainte financière : augmenter le prix de l’eau et/ou contracter un emprunt auprès de la CDC.

Elles ne vont donc pas se montrer particulièrement enclines, au même titre que les départements, à poursuivre le financement des actions qu’elles mettaient en œuvre et finançaient jusqu’à présent en matière d’aide à l’assainissement, au nom d’une solidarité urbain-rural qui va s’en trouver mise à mal.

Les petites collectivités rurales passent au second plan.

La mise en concurrence obligatoire des activités jusqu’ici exercées par les laboratoires départementaux publics d’analyse et les Satese, sachant que pour ces dernières les collectivités sont réputées à l’avenir devoir les rémunérer, va ouvrir un boulevard aux grands groupes qui vont engager une « rationalisation » à partir des grandes agglomérations urbaines, exciper de nouvelles prestations, et offrir de nouveaux « packages » aux collectivités qui ont déjà affermé leurs services…

Insidieusement le cartel semble donc en passe de maîtriser toute la chaîne de la gestion du service public de l’eau et de l’assainissement, réalisant notamment une parfaite OPA sur l’intégralité de la production des données publiques, qui relevait jusqu’ici des missions régaliennes de l’Etat.

La LEMA du 20 décembre 2006 incarne ainsi une mainmise sans précédent des grands groupes privés français sur la gestion de l’eau.

Situation qui appelle à tout le moins une riposte politique et citoyenne à hauteur des enjeux.

Lire aussi :

La loi sur l’eau privatise les services publics (1)

La loi sur l’eau privatise les services publics (2) : Menaces sur la police de l’eau

La loi sur l’eau privatise les services publics (3) : Les Satese soumis à la concurrence

La loi sur l’eau privatise les services publics (4) : Plaidoyer pour les Satese

La loi sur l’eau privatise les services publics (5) : Le « plan de bataille Borloo » pour traiter les eaux usées

Le succès du Grenelle de Veolia Environnement

Gérard Borvon, S-Eau-S, dimanche 28 octobre 2007.

Menaces de sanctions communautaires pour défaut de traitement des eaux usées

Les eaux glacées du calcul égoïste, 31 janvier 2008.

Jean-Louis Borloo (Houdini) a réparé 57 stations d’épuration françaises en 6 mois !

Les eaux glacées du calcul égoïste, 21 mars 2008.

Marc Laimé - eauxglacees.com