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Eau, information, vitesse et démocratie

22 mai 2016

par Marc Laimé - eauxglacees.com

Les flux colossaux d’information diffusés en temps réel via internet constituent désormais une véritable entrave à la mise en oeuvre des politiques publiques, et contreviennent davantage encore à leur démocratisation.



Il y a vingt ans la mise en oeuvre des politiques publiques n’avait pas structurellement beaucoup changé depuis Belgrand.

Tout était encore couché sur papier.

Les protocoles décisionnels s’étiraient toujours peu ou prou à l’amble de la locomotive à vapeur du Paris-Orléans, dont seule la façade du Musée d’Orsay nous rappelle l’existence.

Il y a vingt ans, c’était hier. On avait le temps, on prenait son temps. Dans toutes les organisations humaines, les gens se parlaient, s’écoutaient.

Tout n’était pas parfait, loin s’en faut. Mais le temps jouait encore pour celles et ceux qui avaient l’amour de leur métier, de leur mission, chevillé au corps.

Vingt ans.

(Bon, c’était avant. Avant le gimmick Sciences PO-Ecole de commerce, qu’on apprend désormais à la maternelle : "On va peut-être prendre plusieurs questions en même temps...", le tic de la cheffitude faussement souriante quand on ne veut pas répondre à un emmerdeur, impitoyable marqueur sémantique de toute réunion, qui veut dire en vrai :"ta question à la con, tu te la remballes !").

Avant l’explosion du numérique, la folie de l’évaluation, l’accélération généralisée de tout. Des ruptures en forme de bombes à fragmentation qui menacent désormais, bien au delà de ce l’on consent à imaginer, les politiques publiques et l’indispensable “temps démocratique” (encore…), qui devrait présider à leur élaboration.

Inondation

Depuis exactement six mois le fleuve furieux est sorti de son lit. Le petit fichier “A lire”, tombeau bleuté à droite en bas du bureau de l’écran de notre ordinateur, dans lequel nous faisons glisser les rapports qui nous parviennent, dont on nous signale l’importance et l’intérêt, dont nous repérons fortuitement la parution, ce qui arrive tout le temps, compte exactement à ce jour 83 rapports “non lus”. Du jamais vu depuis dix ans. A la louche, cent pages par rapport, ça nous fait 8300 pages à lire, en carafe depuis six mois… Et nous n’y arrivons plus, tant ça sature. A peine en avons-nous terminé, au hasard, avec les “Water Safety Plan”, le rapport du CGEDD sur la situation des ASA, le CGAAER sur l’épandage des boues, etc, etc, en voilà un autre, puis un autre, puis un autre… La semaine dernière l’apothéose, le dernier Roche, après Sivens et la Guadeloupe, sur le “Prix de l’eau”, 560 pages avec les annexes !

(Nous n’évoquons même pas les centaines de textes réglementaires, européens comme français, lois, décrets, arrêtés, circulaires, instructions, notes, qui viennent s’y ajouter...

Pas plus que les colloques, les forums, les séminaires, les formations...)

Ni l’invraisemblable litanie de "consultations publiques", qui tiennent lieu d’élaboration "démocratique" de la norme, en conformité avec nos obligations communautaires, adaptées aux tropismes hexagonaux ("Circulez, y a rien à voir...") :

http://www.consultations-publiques.developpement-durable.gouv.fr/spip.php?page=article&id_article=1350

Précision : il est vrai que d’ordinaire, nous lisons tout. Il nous arrive même de relire, c’est dire ! Déjà c’est strange. Soit. D’accord. N’empêche.

Concordance des temps

Rapport Levraut, DCE saison 2, nouveaux SDAGE, Gemapi, Lois NOTRe-Maptam, directive concessions…, l’époque est terrible, tout se bouscule et s’enchevêtre. Du coup la machine à rapports s’emballe, surtout qu’avec 2017 qui se profile, la seule chose qui fonctionne encore à peu près correctement c’est l’ouverture de parapluie, et donc la production de rapports : "Voyez comme j’ai bien analysé, évalué, proposé, après c’est pas de ma faute si ça ne suit pas…"

Alerte rouge

Indice de la gravité du moment, en moins de trois mois, l’AMF, la FNCCR, la DGCCRF, l’ASTEE..., publient des guides à l’usage des collectivités afin de leur apporter les guidelines pour tenter de rester à flot...

Petit gag, jusqu’en décembre la FP2E, l’IGD, et ensuite tout le monde, et même d’inconséquents membres de la doctrine, clament haut et fort que "l’eau n’est pas dans la directive concessions"...

Portnawak, bien sur qu’elle y est, "surtranscrite" par Bercy, comme ils disent ! L’AMF doit réécrire à donf son guide à trois mois d’intervalle, voilà qui va rassurer les élus...

Combinaisons fatales

Tout en ligne, de plus en plus, de plus en plus vite. Une nouvelle industrie manufacturière est née, ce qui semble avoir échappé tant à Montebourg qu’à Macron. Le moindre fait attenant à la gestion de l’eau doit désormais être emballé sous PDF, Powerpoint, être satellisé dans trois clouds, et mis en orbite par les réseaux sociaux, faute de ne jamais accéder à l’existence. Des dizaines de milliers de scribes, éduqués, titrés, compétents, performants, y passent leur vie, y perdent leur santé, tout allant, en produisant à la chaîne d’indigestes copié-collés dont nous sommes bombardés tous les quatre matins. Ici deux facteurs précipitent le mouvement.

Syndrôme Potemkine

La faillite est patente, RIP DCE, nous ne nous y étendrons pas plus avant. Plus on échoue à rétablir un bon état des eaux, à éliminer l’usage des phytosanitaires, à endiguer l’inexorable montée des nitrates, et on vous épargne les PCBs, les nanos qui se pointent, etc, etc., et plus il va falloir produire du rapport, pas même pour camoufler l’échec, l’impasse et l’imposture, nous n’en sommes même plus là, mais simplement pour ne pas interrompre le mouvement perpétuel de
la sacro-sainte évaluation (héritage du New Public Management, et de sa version frenchie, la LOFT de 2001), qui tient désormais lieu de feuille de route universelle, à tout le monde, en tout temps et en tout lieu : “Evaluez, et vous serez sauvés !

Ajoutons que depuis son entrée au gouvernement c’est Jean-Vincent Placé, le promoteur des "autoroutes à abeilles", qui est en charge de l’évaluation des politiques publiques. Tout est dit...

Prenons n’importe quel rapport sur n’importe quel sujet. La lettre de mission à l’intitulé toujours parfaitement anodin, il n’y a jamais le feu au lac, juste une vague préoccupation, à raison d’un retard un peu ennuyeux à atteindre les objectifs, et va donc falloir voir s’il y a moyen de moyenner.

On voit.

On passe en revue les rapports précédents. On souligne que des efforts notables ont déjà été accomplis, on émet des propositions d’amélioration consensuelles, et on propose une phase d’expérimentation, avant de remercier les personnes rencontrées-auditionnées, dont les éléments de langage sont bien évidemment formatés pour s’insérer dans ce scénario immuable.

Sitôt fait, sans jamais avoir fâché personne (enfin le MEDEF, la FNSEA, EDF, les irrigants, etc, etc), et après avoir attendu 6 mois de relectures du rapport, car il est toujours rendu public 2, 3, 4, voire 6 mois après avoir été remis par les rapporteurs à l’autorité de tutelle, on retourne au cimetière des éléphants, la tour à la Défense, avant le prochain tour de manège.

(Bon, ça c’était avant, quand seuls les grands organismes, Agences, Cemagref, BRGM..., et les CGEDD et consorts en avaient le monopole. Ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui tout le monde doit produire du rapport, sauf à y laisser sa peau.)

Etant précisé que ledit rapport, non pas après avoir été enfoui dans un tiroir comme avant, mais étant désormais cloudé-cloné dans l’espace numérique, ne verra pratiquement jamais la moindre de ses recommandations mise en oeuvre par qui que ce soit, interrogeons-nous sur les conditions de son hypothétique “réception”.

Etant bien noté qu’on a donc évalué, en général tous les 3 ou 5 ans un secteur quelconque ressortissant des politiques publiques de l’eau, qu’en vrai c’est de pire en pire, mais que comme on a “évalué”, peut-être qu’un jour ça pourrait aller mieux, on verra au prochain rapport…

Orientation à la baisse du temps de cerveau disponible

Le temps de cerveau disponible (TCV) de l’élu(e), cadre dirigeant, ingénieur, technicien moyen a (en moyenne), été amputé d’un tiers depuis 10 ans, consécutivement à la dissémination d’une arme de destruction massive dénommée “smartphone”.

Les dégâts sont dus à la conjonction des effets délétères des cercles de sociabilité successifs implantés dans les cartes “SIM”, du plus proche, anodin :

 “Chéri n’oublie pas de prendre du pain et des sushis en rentrant”,

au beaucoup plus inquiétant, si à peine plus éloigné, on ne sait plus bien :

 "Je sais c’est tard, mais faut que tu refasses l’intro de la présentation pour lundi, ils vont pas comprendre, je compte sur toi", reçu à 23 heures le samedi soir ! (Enfoiré de racedep ! Je ne vais pas pouvoir me refaire l’intégrale de House of Cards ? Fils de p...) ;

 avant de migrer vers le niveau 3, on ne fait même plus gaffe : “Save the date” le Hackaton au congrès de l’ASTEE à Issy-les Moulineaux à partir du 1er juin, déjà recu six fois en trois jours.

Comme on note dans la période récente une forte poussée du nombre de patients dotés de deux, voire trois smartphones, on imagine la suite…

Une taupe avec un compteur Geiger

Déjà on voit tous les jours des gens en apparence sains d’esprit, nantis de considérables responsabilités, que vous rencontrez pour le business, à peine fini l’entretien, sans même dire au revoir, sauter de leur fauteuil, le smartphone à la main, et les fils qui vont avec, après avoir manqué vous rentrer dedans, filer au coin du couloir, telle une taupe munie d’un compteur Geiger, tenter d’écluser les 483 messages ineptes tombés dans leur besace depuis la veille, (à quoi il faut ajouter les 692 Short Messages of Shit de la même période), et pas encore survolés en fronçant les sourcils...

(Conformément aux dernières “guidelines” de la bonne gouvernance de l’eau de l’OCDE, by courtesy Aziza, Eaux glacées déclare échapper à tout conflit d’intérêts en la matière, puisque nous continuons à bénéficier d’une bulle pontificale nous exemptant de la possession d’un smartphone).

Le reporting ou la mort

Dans le même temps la dictature du reporting instituée par l’évaluation 360 de tout et de n’importe quoi, tout le temps, jusqu’à ce que mort s’ensuive (le “burn out”), qui préside aujourd’hui au fonctionnement de toutes les organisations, a soustrait un autre tiers du TCV des mêmes patients, qui doivent gâcher des dizaines d’heures à préparer les CRA (compte-rendus d’activités), qu’il devront soumettre à leur N + 1, avant d’être assurés que leur PWPT pourra être présenté au COPIL ou au COMEX le surlendemain. Comme il y aura au minimum 12 allers-retours pour les corrections entretemps, on comprend que la courbe de vente des sushis soit sujette à d’inquiétantes variations, comme vient de le souligner Emmanuel Macron, en opération porte-à-porte à Noirmoutier.

Deux feuillets, pas plus...

Et tout ça pourquoi ? Quand il va s’agir de décider de n’importe quoi, n’importe où, n’importe quand, la machine qui va propulser les motifs de la décision au sommet, après avoir traversé les quinze étapes des bureaux des sous-chefs de tout et de rien, va inévitablement accoucher des deux feuillets pas plus (!) qui seront paraphés par le président...

Le plus souvent en cours de route on aura évidemment, n’y comprenant que pouic, tout balancé par dessus bord, et l’on décidera donc, à l’arrivée, un peu (beaucoup) n’importe quoi, n’importe comment, et de préférence le moins possible, histoire de ne se fâcher avec personne. Et c ’est ainsi que la nave va...

Triomphe posthume d’Andy Warhol

Récapitulons, moins un tiers smartphone, moins un tiers l’évaluation, il nous reste un tiers de notre temps de travail pour… travailler, (moins les RTT, la machine à café, tout ça).

Bon, ici fracture générationnelle.

Dans l’eau, les décideurs aujourd’hui sont nés à partir du début des années cinquante, jusqu’à l’orée des années 60. Même pas la génération Minitel !

Derrière on a les jeunôts biberonnés au jeu video, façonnés école de commerce, pas cons, qui voient bien que pour s’en sortir dans ce désastre absolu, suffit pas de faire (n’importe quoi), faut bien sur faire n’importe quoi, mais faut d’abord le faire savoir.

Et là, la cata : 300 millions de clips video sur Youtube et Dailymotion !

Avec trois pelés et deux tondus assis sur une estrade qui bavassent en Gemapilangue en faisant dérouler les slides du PWPT :

 "AKA 1, l’EPAGE va proposer un schéma de coordination à l’EPTB..." ;

 "AKA 2, dans certaines situations qui auront pu être identifiées par la mission d’appui, il pourrait être opportun, à l’issue de l’expérimentation qui aura permis d’évaluer le potentiel du partenariat, que l’EPTB propose aux parties prenantes un schéma de coordination qui aura été étalonné en regard des orientations prioritaires du SDAGE et du PDM..., qui vont faire l’objet d’un recalibrage à travers la SOCLE" ;

 "AKA 3, il est peut-être un peu prématuré d’augurer des orientations que vont retenir les parties prenantes sur les territoires, qui dépendront sans doute de la valeur ajoutée qu’apportera l’implication des acteurs, qui doivent dans un premier apprendre à travailler ensemble dans ce nouvel environnement..."

 "AKA 4, l’important c’est de susciter l’idée d’une adhésion, en créant un comité de pilotage, et en suscitant l’appropriation collective et la coconstruction d’une politique publique, en mixant harmonieusement l’impulsion top-down et la mobilisation bottom-up...".

La concertation participative du Pacte pour la croissance verte (pour les Nuls), extrait d’un guide d’Eaux glacées à paraître, en souscription pour la modique somme de 435,00 euros HT.

(Note EG : les quatre citations ci-dessus sont rigoureusement exactes, et sont extraites de quelques-uns des centaines de réunions GEMAPI organisées en France depuis deux ans à l’initiative des services de l’Etat, qui n ’en sont pas encore revenus d’être débarrassés du boulet des inondations... Merci qui ? Marco, les assurances, Suez...).

Aujourd’hui, disons on bosse dans un petit syndicat de rivière et on voit les nuages noirs RPR et Gemapi qui se pointent en 2017.

Qu’est-ce qu’on fait ?

Un clip !

De l’approche genrée de l’appropriation du géotextile...

Bon, on a le jeune loup RPR qui vient de prendre le CG, et qui va piquer la CU en 2020 ? Ca tombe bien, il veut créer une gigantesque zone commerciale, ou soi disant y a des Chinois qui vont venir installer des usines.

Génial !

Il va suffir de monter une opération de renaturation du dernier morceau minuscule de la Zone humide qui avait échappé par miracle à l’appétit de l’oncle du jeune loup RPR, qui avait déjà tout massacré et refilé à ses amis promoteurs depuis 50 ans.

On monte un projet, éligible à la sub de l’Agence, avec un copain de promotion qui revient juste du Balouchistan avec une équipe d’Ingénieurs sans Frontières.

Ca va s’appeler : “Approche socio-environnementale genrée de l’appropriation du géotextile par une communauté de pêcheurs Balouchtes. Retour d’expériences et transfert de bonnes pratiques à la future zone d’activités du Val-Joli”.

Bon, évidemment, en vrai vous allez convaincre votre chef de filer un coup de bulldozer sur la conduite d’égoût qui refilait les eaux pluviales de la Zone d’activités dans le ruisseau d’à coté, puis de la tapisser de géotextile, afin de “renaturer” le bastringue, sans manquer de placer l’opération sous le haut patronage de l’Onema, d’où la video, quand le jeune requin RPR inaugurera l’opération, six mois avant les prochaines municipales de 2020, en présence de l’Agence de l’eau, l’Onema, l’Irstea et tout le toutim. Ce qui assurera votre avenir pour les siècles des siècles.

Sans déconner, à partir de là c’est tranquille pour au moins 5 ans :

 “Projet de marché d’AMO pour l’étude multicritères d’une passe à poissons, en partenariat avec la FFPMA au Val-Joli” : deux ans…

 Etude d’évaluation préalable à la mise en oeuvre dynamique de la stratégie "Eviter-réduire-compenser" appliquée au papillon Santini Vulgarus des Hauts de Seine” : deux ans…

 Modélisation de l’étude d’impact des flux polluants évités après la renaturation du thalweg du Val-Joli. Projet européen Interreg, en partenariat avec la chorale bigouden du Haut Pays de Galles.

Et c ’est là que vous enterrez votre chef, poussé à la retraite avant terme en 2022, car vous avez eu l’intelligence de rézeauter à donf (Copains d’avant, Linkedin, les jeunes RPR avec Jacques Chirac...), jusqu’à avoir découvert que le jeune loup RPR est dingo de rugby, d’où l’Interreg avec le Pays de Galles...

Vous voilà fin prêt pour les cours en ligne (gratuits) de la Banque Mondiale sur les PPP (en français) :

https://fr.coursera.org/learn/pppefficace/

Désormais nous croulons ainsi chaque jour que Dieu fait sur des milliasses d’impostures du même acabit, qui, quoique n’enregistrant que 47 lectures six mois après leur mise en ligne, n’en constituent pas moins une part notable, sinon considérable, de l’activité de celles et ceux impliqué(e)s dans les politiques publiques de l’eau… (“Faire savoir…”).

L’usager, le citoyen, la démocratie ?

Lost in translation...

Prochain épisode : L’eau à l’horizon 4.0 ("Vous qui entrez ici…")

Marc Laimé - eauxglacees.com