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Le piège régional

9 décembre 2015

par Marc Laimé - eauxglacees.com

A ne mobiliser que le registre de l’indignation morale on perd de vue que le story telling outrancier des trois éléments chocs de la période, le terrorisme et l’état d’urgence, la COP 21 et “l’avenir de la planète”, et enfin le “choc” des élections régionales, dessine en creux un possible nouveau type d’accident démocratique, que l’hystérisation sans précédent du débat public cantonne encore dans les limbes.



Symptôme frappant, s’il en était besoin, de la crise multiforme du politique, la tornade politico-médiatique déclenchée par les succès du Front National au premier tour des élections régionales fait pour l’heure totalement l’impasse sur l’examen “pratico-pratique” du désastre annoncé.

Il serait pourtant utile de s’interroger sur ce qu’il adviendrait, très concrètement, si le Front National accédait à la présidence d’une, deux, voire trois ou quatre “nouvelles” Régions.

Combien de Français(e)s savent et comprennent comment (dys-) fonctionne réellement la 5ème République décentralisée, après les lois Deffere, Chevènement, Voynet, Raffarin, Fillon, Ayrault, Lebranchu ? Les professionnels, ceux dont c’est le métier, et ceux qui en vivent.

Qu’est-ce donc qu’une Région ? Qu’est-ce qu’une nouvelle Région ? Un monstre. Un quasi Etat. Certaines sont désormais aussi grandes que la Belgique ou la Suisse. Elles ne sont encore il est vrai que des nains financiers, comparées aux Länders allemands, dont le budget flirte allégrément avec les 20 milliards d’euros.

N’empêche. Depuis l’élection à la présidence de la République en 2012 de M. François Hollande, l’Acte III de la décentralisation, la loi MAPTAM d’abord, qui a créé les “Métropoles”, 12 de droit commun, plus les métropoles à statut particulier de Lyon, Marseille et Paris, ainsi que la “Métropole européenne” de Lille, la création de 12 nouvelles régions géantes ensuite, et enfin la loi NOTRe, qui restructure et réorganise les compétences des différents niveaux de collectivités territoriales, communes et leurs groupements, syndicats, départements, régions…, ont déjà, de l’avis unanime des élus, toutes obédiences confondues, créé un véritable chaos qui va perdurer des années durant, avant que n’émerge une nouvelle cartographie de l’action publique en France.

Parallèlement, l’Etat restructure aussi à marches forcées ses missions et services. En fait l’action publique, dans toutes ses dimensions, est sous la contrainte des restrictions budgétaires, des suppressions de postes, de la réorganisation permanente, du transfert forcé par l’Etat aux collectivités locales de pans entiers de ses compétences, sans que leur financement soit assuré à due concurrence de ces tranferts. Ainsi, un département de la petite couronne francilienne considère aujourd’hui, à juste titre, que l’état lui doit 500 millions d’euros pour le seul RSA, qu’il ne lui redonnera évidemment jamais…

Conséquence, la fiscalité locale monte en flèche, explose partout, dans toutes ses composantes, ce qui éclaire accessoirement la révolte des habitants des “territoires périurbains”, régulièrement convoqués depuis quelques années par des géographes qui s’écharpent sur les origines du vote extrême…

Qu’est-ce qu’une région ? Un quasi Etat. Les régions PACA, Nord-Pas de Calais, Grand Est-Alsace, pour ne parler que d’elles, vont désormais gérer des budgets annuels qui se comptent en milliards d’euros.

Des budgets sans commune mesure avec les moyens des mairies de Fréjus (Var), Hayange (Moselle), ou Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), gagnées en 2014 par le Front National.

Chaque nouvelle grande région va employer des milliers de fonctionnaires des catégories A, B et C, et des légions de contractuels. Dont les statuts, les carrières, les rémunérations, sont protégés, et par le Code de la Fonction Publique, et par de puissants syndicats.

Que fait une Région ? Elle intervient désormais quasiment dans tous les domaines de l’action publique : l’aménagement du territoire, la politique économique, avec les aides directes aux entreprises, la formation, l’éducation, les transports, l’environnement, et sans oublier le nerf de la guerre, la distribution d’une part des dotations de l’Etat et des fonds européens… Des milliards d’euros, avec désormais une part notable de la Cotisation à la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), les fonds Feder, Feader…

Comment fonctionne une région ? Elle négocie en permanence avec des milliers d’interlocuteurs des programmes d’action, des projets, des plans quinquennaux, des programmes d’investissements… Elle négocie chaque jour avec l’Europe, l’Etat, les Préfets, les départements, les communes, les syndicats, les entreprises, les universités, les centres de recherche, les CCI, la société civile… Un maëlstrom qui donne le vertige. Tant et si bien que la loi NOTRe a prévu la création de Conférences territoriales de l’action publiques (CTAP), genre de conclaves au sein desquels tous les niveaux de collectivités doivent s’entendre pour conduire des politiques publiques.

Tant il est vrai que la gestion des régions, des départements, du bloc communal… est devenue au fil du temps consensuelle. Les clivages politiques s’estompent, on gère…

On gère le libéralisme ambiant, dont les dégâts collatéraux sont au fondement de l’ascension du Front National...

Et puisque l’on gère une région, au cas d’espèce, ça veut dire que l’on va participer aux travaux de la Commission d’évaluation des normes, du Comité des finances locales, de l’Association des régions de France (ARF)...

C’est dire si l’on est très loin du soutien à la culture chti et de la réhabilitation du patois provençal...

Sans même parler des joyeusetés du type de l’accouchement d’un pôle de compétitivité sur les nanotechnologies ou du développement d’une nouvelle filière de carbo-textile en partenariat avec l’université de Shangaï...

Examinons maintenant l’arrivée du Front National à la tête d’une, deux, trois, voire quatre régions…

Il n’existe pas en France de “spoil-system”, comme aux Etats unis. L’administration en place y demeure, après chaque élection, hormis les postes de direction (Drirecteur général des services, Directeur général adjoint…) pour lesquels, comme au football, s’est mis en place un véritable mercato. Ainsi les derniers désastres électoraux du PS (municipales, départementales) ont-ils laissé sur le carreau des centaines de hauts-cadres, vite remplacés par leurs homologues de droite.

Témoignage d’un observateur averti : "Les fonctionnaires
sont globalement contre le FN, la catégorie résiste mieux que d’autres, et
sans adhérer tous à la gauche, les années de gauche ont laissé un paquet de personnes plutôt à gauche. Comme les recrutements se font souvent par le biais d’un contrat avant de passer le concours pour être titularisé, il y a
pour l’encadrement de premier niveau un staff marqué à gauche qui ne sera
pas foutu dehors tout de suite, d’autant que le FN n’a pas comme à droite
des cadres pouvant prendre vite le relais."

Ici plusieurs scénarios se font jour. Une constante. Une nouvelle majorité Front National va éprouver de redoutables difficultés à faire porter son programme par une Région.

Comme on l’a vu, l’action d’une Région, comme celle de n’importe quelle autre échelon de collectivités locales, est totalement contrainte par les politiques européenne et nationale. La mise en oeuvre de cette politique nationale, en dépit des apparences, échappe aujourd’hui à peu près totalement au Parlement, réduit à la portion congrue.

Autre exception française, inimaginable dans n’importe quel autre pays européen, l’exécutif, l’Elysée et Matignon, concentrent tous les pouvoirs. La dérive, à juste titre dénoncée par le “Coup d’état permanent”, d’un usage monarchique de la Constitution de la Vème République atteint aujourd’hui son acme.

La région doit appliquer les lois et réglements en vigueur, dans tous les domaines.

Au-delà, plus précisément, et surtout, son activité est étroitement circonscrite par les Contrats de plan Etat-Région (CPER), les bibles de l’action régionale, étroitement surveillés par... les Préfets de région et leurs bras armés, les Secrétariats généraux à l’action régionale (SGAR)n véritables commandos en ligne directe avec les ministères...

Il apparait extrêmement difficile de déroger fortement aux orientations arrêtées par les CPER, sauf à déclencher une crise politique majeure, des conflits incessants, la balkanisation mortifère de l’action publique.

A cette aune, la conquête d’une ou plusieurs régions par le Front National à toutes les allures d’une victoire à la Pyrrhus. Temporaire ? C’est tout l’enjeu.

S’il se normalise, abandonne tout ou partie de son programme, contraint et forcé, pour gérer tant bien que mal ses nouvelles respônsabilités et préparer l’avenir, c’est toute la dynamique anti-systême qui le porte qui s’effondre, au risque d’une désaffection brutale des électeurs qui l’ont porté au pouvoir.

Qu’il tente à tout prix de réaliser son programme, et la situation devient très vite incontrôlable. Rien ne peut dès lors être exclu. A conflit politique majeur, mesures d’exception.

Dans les deux scénarios, les grands perdants seraient les populations les plus pauvres, les plus précarisées, qui souffrent déjà à l’excès des politiques de rigueur conduites d’une main de fer par les majorités de droite comme de gauche depuis des décennies.

Dans ce contexte ce sont aussi les politiques environnementales qui seront réduites à néant, enfin le peu qu’il en reste depuis 2012.

A cette aune, l’hystérisation croissante de la crise qui culmine avec le choc des régionales ne parvient plus à dissimuler un rare cynisme manoeuvrier

Les effets d’estrade et appels grandiloquents à “sauver la République” cèlent bien mal de très froids calculs.

L’accession du Front National à la tête d’une ou plusieurs régions, ouvrant un nouveau gradient de crise, précipiterait l’implosion de la droite, dite “républicaine”.

L’actuelle majorité aurait dès lors beau jeu de revendiquer être l’unique “rempart de la République” à l’horizon 2017.

Soit un Front National “normalisé”, gérant ses régions pour y préparer l’avenir, en fait les législatives qui suivront la prochaine élection présidentielle - la prochaine étape réelle -, et non une présidentielle fantasmée, puisque la dynamique de la conquête du pouvoir suprême suppose aujourd’hui de faire l’impasse sur 2017 afin de réussir le grand chelem aux législatives suivantes.

Une étape incontournable avant que de viser l’Elysée en 2022 en bon ordre de bataille : des députés, des régions, qui offriront enfin une armature partidaire solide à une organisation qui en est encore largement dépourvue.

Dès lors le PS affronterait, non une droite liquéfiée, mais un Front National “débranché”, volontairement. Un remake de 2002, dont le résultat est aisément prévisible.

Soit un Front National “insurgé” à la tête des Régions qu’il dirigerait, précipitant encore un peu plus la crise terminale de la Vème République.

Pile je gagne, face tu perds.

Dans le second cas de figure, toujours possible néanmoins, le gouvernement prendrait dès lors toutes les mesures de rétorsion à sa disposition, et nous rentrerions clairement dans un régime d’exception permanent, une post-démocratie autoritaire que, miracle, un sondage bienvenu vient de nous apprendre qu’une encourageante majorité de Français l’appellent de leurs voeux…

Pour paraphraser le Canard Enchaîné, et comme pourrait le confier un “visiteur du soir” du Château : “La crise est abyssale, donc, contrairement aux apparences, la situation est excellente”.

Relisons Machiavel.

Marc Laimé - eauxglacees.com