Retour au format normal


Les coupures d’eau au Conseil constitutionnel

20 mai 2015

par Marc Laimé - eauxglacees.com

Saisi par la SAUR d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur l’interdiction des coupures d’eau, le Conseil constitutionnel auditionnait le 19 mai 2015, l’avocat de la SAUR, celui de la Fondation France Libertés et le représentant de Matignon venu expliquer la position qu’a adopté le gouvernement sur une polémique qui a défrayé la chronique depuis près d’un an.



L’affaire est explosive. Elle a révélé au grand jour les pratiques indignes de Veolia, Suez et Saur, qui coupent l’eau chaque année à plus de cent mille foyers qui n’ont pas acquitté leurs factures d’eau, en majorité des foyers en grande détresse, en grande précarité, des femmes seules avec enfants, des infirmes…, le quart monde.

Un scandale. Pourquoi ? Depuis une quinzaine d’années les trois multinationales freançaises de l’eau n’ont cessé de proclamer leur “fibre sociale”, leur attention au sort des plus démunis, favorisant l’adoption d’une invraisemblable kyrielle de dispositifs législatifs et réglementaires soi-disant “sociaux”, grâce auxquels les “pauvres” étaient supposer bénéficier d’aides pour régler leurs factures en souffrance.

On conviendra hélas que dans leur croisade mensongère les mêmes ont reçu le soutien empressé d’une cohorte de bénis oui oui, n’ayant rien trouvé de mieux à faire que de communier dans l’adoration du “droit à l’eau”, concept forgé par les multinationales compradores, sans aucun fondement juridique réel comme la suite va nous le démontrer, mais fort utile à la conquête de marchés, quand il s’agit de proclamer des grands principes à la tribune de tous les forums et sommets mondiaux.

Bref, on avait fini par s’accoutumer à la réclame de nos Thénardier, jusqu’à l’enclenchement de l’invraisemblable scénario qui s’en est suivi, et vient de nous conduire au Conseil constitutionnel.

Jusqu’à la présidentielle de 2012, on voit se succéder dans le plus grand désordre propositions de lois, décrets, dispositifs plus baroques les uns que les autres (FSL, Loi Cambon, PPL Buffet, "Chèque eau" du SEDIF et de l’ineffable André Santini, grand bienfaiteur de l’humanité devant l’éternel, Loi Brottes, “tarification sociale”), censés résoudre l’accès à l’eau, promouvoir le droit à l’eau, et autres niaiseries qui n’ont d’autre objectif, avec une surenchère droite-gauche qui ne cessera de prospérer, de dissimuler les friponneries du Lobby de l’eau, en prétendant faire du social pour les pauvres

Ici force est de considérer que les plus démagos étaient à gauche, histoire de camoufler l’incapacité chronique des mêmes à réguler le secteur, et dès lors à se racheter une belle âme en prétendant “faire du social”

Membre de l’équipe de campagne du candidat à la présidentielle François Hollande, le député (PS) de l’Isère, François Brottes, toujours histoire de faire du social, invente une machine (à gaz) infernale, la loi éponyme, censée aménager une “tarification sociale” de l’énergie (gaz et électricité).

On va le faire vite, mais au fil de péripéties innombrables ledit projet de loi, à l’image de la trêve hivernale pour les expulsions de locataires impécunieux, va interdire les coupures de gaz et d’électricité pendant les mois d’hiver.

Quasi subrepticement, un vrai accident parlementaire, un amendement à la loi Brottes, qui passera longtemps inaperçu, va y ajouter les coupures d’eau pour impayés, non plus l’hiver cette fois, mais toute l’année...

Notre ami Henri Smets, catéchumène du “droit à l’eau”, (dont il faudra un jour évaluer ce qu’il aura coûté en charges indues imputées aux services des eaux, rien qu’en milliards de réunions et de groupes de travail mobilisés pour "faire du social"...), ayant repéré le pataquès, va convaince à l’été 2014 la Fondation France Libertés de s’engouffrer dans la brèche.

("Emmanuel, face caméra, siouplait !" Private joke...)

Celle-ci engage plusieurs actions en justice contre Veolia, Suez et SAUR, qui violeraient l’interdiction de coupures d’eau décidée par la Loi Brottes.

Contre toute attente, la justice donne raison à plusieurs reprises à la Fondation, et à des usagers qui se sont vus couper l’eau.

S’ensuit un colossal barnum médiatique qui révèle un scandale abominable en terme d’image pour Veolia, Suez et SAUR, puisque l’affaire nous enseigne que nos premiers communiants qui bassinent la terre entière depuis une décennie avec le “droit à l’eau” et leur “option préférentielle pour les pauvres”, tout droit issue de Marc Sangnier, se comportent en réalité comme d’abominables Thénardier, et coupent l’eau chaque année à des dizaines de milliers de foyers en situation de grande précarité.

Dans la foulée un salarié de Veolia sera licencié par son employeur pour... avoir refusé de couper l’eau. Bon, les prud’hommes viennent de le débouter, après que Veolia ait fait valoir que ledit chevalier blanc avait en fait exigé une prime pour faire le sale boulot, ce que Veolia avait refusé. Mais les medias s’enflamment à nouveau pour la cause, on n’a pas un Kerviel sous la main tous les jours...

Emotion, débats, controverses, la machine médiatique s’emballe et tire évidemment à boulets rouges contre les odieuses multinationales qui, pour le coup, en dépit de la ribambelle de “spin’s doctors” qu’elle mobilisent, boivent salement la tasse.

Un procès, deux, trois, quatre : une, deux, trois, quatre condamnations, ça sent le sapin pour le lobby qui s’agite en coulisses, non auprès du ministre de l’Economie, mais du responsable de la bévue, Francois Brottes, qui mange son chapeau et rédige illico un amendement qui étendrait l’incendie et rétablirait l’arme fatale des coupures.

Manque de bol, pour eux, le jour même où l’amendement (scélérat) devait être déposé à l’Assemblée, le directeur de France-Libertes passe en boucle toute la journée sur France Info…

Caramba, encore raté.

Aux grands maux les grands remèdes : la QPC, l’arme fatale.

Créée sous Sarkozy, la QPC permet, sous certaines conditions, à un quidam s’estimant lésé par une loi, de saisir le Conseil constitutionnel afin de lui demander d’apprécier si la disposition incriminée est constitutionnelle ou non, avant, qu’en l’espèce ici, le tribunal saisi d’une plainte contre la SAUR ne rende son jugement.

Bingo. SAUR, qui va à tout coup se faire aligner à son tour, mandate le cabinet Cabannes-Neveu, avocats conseils de Veolia et SAUR depuis des décennies, ce qui leur rapporte des millions d’euros chaque année, pour élaborer une QPC.

La logique est simple : si le Conseil constitutionnel juge que les coupures d’eau ne le sont pas, constitutionnelles, l’interdiction des coupures (toute l’année), de la loi Brottes sera annulée, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes de Veolia, Suez et SAUR.

Comme des régies publiques d’ailleurs, car notre feuilleton aura aussi révélé que les grandes régies partagent ici l’avis de leurs ennemis jurés sur les coupures. Elles n’en veulent pas non plus, de l’interdiction ! Déjà que les consommations baissent, si plus personne ne paie, la faillite est proche…

On passe d’abord par l’étape Cour de cassation ou Conseil d’état qui vont donner ou non leur feu vert à la saisine du Conseil Constitutionnel.

Ici l’avocat de la SAUR obtient le feu vert.

Entre temps l’ineffable sénateur-maire (UMP) de Saint-Maurice, "l’onoravole" Christian Cambon, vice-président du SEDIF, et grand ami de Veolia, dépose une proposition de loi... pour rétablir les coupures d’eau.

Nouveau scandale médiatique qui obscurcit encore un peu plus le tableau...

C’est donc ce débat explosif qui a eu lieu le 19 mai devant le Conseil constitutionnel.

La video, consultable via le lien çi après, un est rare moment de vérité :-)

L’avocat Cabannes, ô joie, nous raconte d’abord que le “droit à l’eau n’existe pas”. Hosannah, on se sent moins seul. Mais l’aveu est sidérant puisque ce sont les trois multinationales françaises qui ont inventé cet attrape couillons pour enfumer la terre entière et préserver, avec leurs marchés, leurs bénéfices et dividendes. Extraordinaire aveu, donc. Et ce n’est pas tout. Passons sur les coupures d’eau qui violent la liberté du commerce, là on reconnait nos amis. Mais il ya mieux, enfin pire. Il faut absolument que les multinationales retrouvent leur killer application, les coupures d’eau, parceque “en dessous d’une dette de 300 euros, avec le droit français on perd de l’agent pour récupérer une si petite créance"… Tandis qu’avec la coupure, cà c’est sur, le créancier privé d’eau n’a guère d’autre choix que de se débrouiller pour payer sa facture, qui aura grossi à proportion des frais de recouvrement qui sont venus entre temps en multiplier le montant par deux ou par trois. Là nous sommes vraiment très loin des préceptes du catholicisme social de l’entre-deux guerres… Enfin, l’interdiction des coupures d’eau est inconstitutionelle car elle rompt l’égalité des usagers devant le service public, principe fondamental. Là c ‘est plus sérieux : on ne peut pas à la fois accorder le droit de couper le gaz et l’électricité seulement pendant les mois d’hiver, tandis que pour l’eau l’interdiction des coupures ça serait toute l’année…

Pour Maître Alexandre Faro, l’avocat de France Libertés, tout cela ne tient pas. Ici, l’avocat des pauvres élabore une savante, si hasardeuse en droit, démonstration. Il se base sur un certain nombre de textes du droit français relatifs aux droits humains, ou à la dignité humaine, pour établir qu’ils l’emportent sans coup férir sur les arguments mercantiles de son prédécesseur. Sur le plan de la morale on applaudira, sur le plan juridique ce n’est pas gagné.

Enfin, surprise, un jeune brillant sujet, tout droit sorti de Mad Men, vient conclure la joute en présentant la position de Matignon. Coup de théâtre, Manuel Valls est contre les coupures d’eau, et demande donc au Conseil de rejeter la QPC de la SAUR.

Du coup, suspense. Le Conseil est salement coincé. S’il rejette la QPC et valide donc l’interdiction des coupures d’eau toute l’année, il ouvre une boite de Pandore. Avec pareil précédent tous les pauvres et mauvais payeurs supposés vont s’engouffrer dans la brèche, arguant de cette jurisprudence pour commencer à mettre à bas le Grand Kapital, ce qui ne manquerait évidemment pas de provoquer immédiatement une rencontre à Paris de Podemos, Syriza et du ban et de l’arrière ban des progressistes réunis, histoire de ripailler autour du Hareng de Bismarck...

Si le Conseil avalise la QPC, donnant raison à la SAUR et aux odieuses multinationales, coincé lui aussi, le gouvernement, politiquement gêné aux entournures, devrait bien d’une manière ou d’une autre, inventer une astuce afin de faire semblant de donner raison aux frondeurs, enfin aux pauvres, ce qui, on en conviendra, n’est pas vraiment la ligne de la motion A.

Du coup la suite rique de se transformer en nouveau baston, toujours aussi glauque. Bon, on n’aurait plus le droit de couper l’eau toute l’année, mais on aurait toujours le droit de réduire le débit des mauvais payeurs, ça s’appelle le “lentillage” que les trois multinationales pratiquent déjà allegrement.

(Essayez un peu de faire marcher le chauffe eau ou la douche avec le "lentillage"...).

De surcroit, si on ne peut plus couper l’eau, faudra voir quand même, faut pas déconner, comme n’a pas manqué de le rappeler Ségolène Royal, à trouver moyen de faire le tri entre les vrais pauvres et les mauvais payeurs, genre le “lentillage non punitif” ?

Le Conseil rendra son avis le 29 mai prochain. Une décision très politique, eu égard à la composition du collège des membres dudit Conseil...

Le 2 juin France Libertés, la FP2E, le syndicat patronal des affreuses multinationales et la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), ont déjà prévu de tenir un conclave pour parler lentillage et faux pauvres.

Quand on plonge dans la gadoue, on n’arrive plus à en sortir.

Tiens, du coup on avait oublié la loi Hamon (ce qu’il en reste), faudrait y revenir...

- VOIR l’audition au Conseil constitutionnel

Marc Laimé - eauxglacees.com