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Attac en 2000 vs Terra Nova en 2010, par François Carlier

27 septembre 2012

par Marc Laimé - eauxglacees.com

Comment la société civile a perdu le leadership de l’agit prop intellectuelle



« Il y a une quinzaine d’année naissait un mouvement altermondialiste fondé par des acteurs de la société civile (un journal, des universitaires et des syndicats), qui, à travers une association, revendiquait une dimension d’expertise et d’éducation populaire. Au même moment, on voyait émerger un paysan moustachu qui bouleversait les débats agricoles, à la fois par des actions spectaculaires mais aussi par une mise en perspective philosophique qui tranchait avec les gros bras de la FNSEA. Quelques années auparavant, les autorités sanitaires et les laboratoires pharmaceutiques voyaient arriver une association, célèbre pour ses coups d’éclat, mais dont on oublie qu’elle avait aussi constitué une expertise citoyenne remarquable sur une grande épidémie survenue dans les années 1980. Enfin, au milieu des années 2000, deux énergéticiens, sans attaches très particulières, sortaient un ouvrage à grand succès qui expliquait la fin du pétrole, le changement climatique et la nécessité d’une fiscalité verte. Ils contribuèrent ensuite à l’élaboration du pacte d’une fondation qui mettra sur les rails le Grenelle de l’environnement.

La société civile a toujours eu deux point faibles : elle n’existe pas pendant les élections et elle ne dispose pas du pouvoir. Pour contrebalancer ces deux handicaps, elle peut jouer sur deux avantages potentiels : tenir la rue et/ou investir dans les idées puis les projeter de façon ludique ou percutante.

Le premier point fort tend à connaître un certain déclin dans la mesure où les grandes organisations de masse ne sont pas parvenues à garder leur forces vives, et parce que le pouvoir a appris a mieux appréhender les actions revendicatives. Dans les décennies 1990 et 2000, peut être pour compenser ce déclin, la société civile a su investir dans l’immatériel, les idées et leur projection, pour constituer un net imperium sur ce sujet.

Sans qu’on puisse le lui reprocher, la classe politique a fini par mesurer qu’elle ne pouvait plus se contenter de proposer un programme en période d’élection et des projets de loi en conseil de ministres. Les débats d’opinion lui échappaient et la maîtrise de l’agenda politique structurel devenait de plus en plus difficile. Ce décalage pouvait s’illustrer lors du gouvernement Jospin qui, par exemple, n’avait aucune prise sur le mouvement alter mondialiste, la montée en puissance des questions environnementales ou les implications de la société numérique.

Il fallait donc rattraper le retard et, rendons lui cet hommage, le premier à avoir agi dans ce sens fut Nicolas Sarkozy. Ministre de l’Intérieur, ce dernier a clairement cherché à occuper en permanence le terrain propositionnel, à la fois pour saturer la concurrence politique, mais aussi pour éviter le syndrome de l’homme qui gouverne mais ne maîtrise pas les débats. Sa stratégie, en 2002-2004, d’une occupation à outrance des thèmes de la sécurité et d’une appropriation de la campagne sur la double peine représente un coup de maître inégalé.

Dans une certaine mesure, Ségolène Royal a aussi fait acte de reconquête en instituant le principe de démocratie participative. La société civile élabore ici des idées mais sous la tutelle de l’exécutif politique qui, de par la légitimité des urnes, définit la synthèse et l’arbitrage. La société civile participe donc mais n’élabore plus sa pensée autonome. Nombres d’élus issus des grandes municipalités, tel Jean Marc Ayrault, ne conçoivent d’ailleurs l’action de la société civile qu’à travers la participation à des commissions consultatives où le maire écoute et fait ensuite a peu près ce qu’il veut.

A partir de 2007, la reconquête politicienne prend une tournure plus structurée, quasi industrielle.

D’une part, elle créé ses propres usines à idées. Je ne saurais énumérer les nouveaux clubs de réflexion liés aux partis (par le hasard des associations de mots, il doit bien exister « Convergence pour la citoyenneté », « la Fabrique de l’égalité » ou « République et idéaux »). La représentation aussi offensive que parfaite de cette tendance est incarnée par Terra Nova. Sans nier la qualité de ses travaux, et en dépit de ses dénégations, Terra Nova est aux idées ce que l’UNEF est aux étudiants : un satellite avant tout au service d’un parti, chargé de capter idées et experts pour le profit de ce dernier (ce qui est respectable au demeurant comme peut l’être toute concurrence).

D’autre part, élément toujours central, la classe politique a densifié et structuré l’agenda physique et temporel de la proposition. Les élections nationales et locales donnent lieu à un quadrillage de commissions et de groupes de réflexion qui, de fait, épuise les militants associatifs et précarise la dynamique autonome de la société civile. La mise en place des primaires socialistes, probablement positive dans la vie interne de la classe politique, lui a ainsi permis d’occuper en force le créneau « 10 à 6 mois avant la présidentielle » qui était souvent la fenêtre de tir des associations avant le tunnel de campagne.

L’exhaustivité devrait nous amener à mentionner des ficelles plus classiques de l’OPA politique telle que l’institutionnalisation : le Conseil économique et social, désormais ouvert à l’environnement, ne sert à rien sauf à institutionnaliser les syndicats et associations ; avec un parfait cartésianisme préfectoral les Conseils économique et sociaux régionaux (CESR) visent le même objectif … dans chaque région. On citera aussi l’intégration dans le cercle d’élus : deux associations féministes ont ainsi vu leur fondatrice rejoindre un gouvernement (l’une comme ministre, l’autre dans un cabinet) moins de quatre ans après leur création ; le paysan moustachu, fils de Jacques Ellul et de son « illusion politique », est devenu député européen.

Le mouvement de feed back le plus singulier, et d’une parfaite bonne foi (car là n’est pas la question), a mis en scène un journaliste engagé qui devient député européen, crée une ONG de réforme de la finance et, quelques mois plus tard, devient ministre (rappelons le, ONG signifie organisation non gouvernementale). Quant au créateur du pacte écologique, il a cru à tort, comme l’auteur de ces lignes, que sa participation aux primaires écologistes ferait progresser la cause environnementale dans le débat politique. Ces derniers éléments comptent mais, à notre sens, le fait le plus structurant et le plus contemporain reste le recul de la société civile dans l’élaboration et la promotion autonome d’idées nouvelles.

D’aucuns me diront que cette tendance n’est pas négative et peut être même considérée comme salutaire. La classe politique améliore sa réflexion programmatique, intègre à cet effet la société civile et soumet sa réflexion au scrutin des électeurs, seul juge de paix d’une démocratie. Une opinion que l’on peut admettre, mais que le présent texte se refuse d’entendre. Il s’y refuse parce que, de fait, la projection vers un monde meilleur, vers des horizons nouveaux, provient pour l’essentiel de la société civile et rarement de la classe politique, dont le métier est de conquérir puis d’exercer le pouvoir. Qu’on le veuille ou non, malgré ses vices névrotiques, allant de l’ego à la projection de ses frustrations personnelles, le réflexe primal de la société civile active consiste à vouloir changer le monde à 10 ans ou 1000 ans, sans se préoccuper de qui sera président en 2017, ou du devenir d’un conseil régional en 2015. Cette nuance est de nature plus empirique que conceptuelle, ce qui lui donne d’autant plus de force.

Même si on n’adhère pas à cette dichotomie, on doit au moins pouvoir accepter l’idée que la réflexion et la revendication autonome de la société civile constituent un contrepoids nécessaire à l’équilibre d’une démocratie que l’on ne peut résumer à la brutalité d’un « 50 % + une voix ». Ce contrepoids ne peut s’exercer qu’avec un minimum d’autonomie et de rapports de force.

Il convient donc, au moins pour ceux que ça intéresse, de modifier la trajectoire. En sortant un peu du sujet, on peut remarquer que la société civile étant comparativement en recul sur la dynamique de l’agit prop intellectuelle il serait bon qu’elle retrouve capacité sur son ex point fort qu’est la revendication. Dit autrement, le modèle à succès du « conférence de presse puis rencontre avec les élus et autres cercles politico-pundits », bien connu des praticiens associatifs, tend à toucher une certaine limite. Certains fondamentaux peuvent revenir au goût du jour : avoir beaucoup de militant(e)s qui savent manifester, lever une pancarte et, par divers moyens, protester ou faire circuler l’information.

S’agissant de la construction intellectuelle autonome, on ne proposera pas de Charte, de Label d’indépendance ou tout autre procédé contractuel qui n’a pas lieu d’être. On ne tombera pas dans une spirale saint justienne (la fréquentation de la classe politique reste autorisée). Par essence, on ne proposera pas non plus de plan pour une réforme du comportement des militants, des experts, des journalistes et des corps intermédiaires.

On appellera plus simplement la société civile à cultiver son propre jardin. »

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Philippe Corcuff, Rue 89, 4 octobre 2012.

Marc Laimé - eauxglacees.com