Retour au format normal


Marseille/Fragments (8)

21 mars 2012

par Marc Laimé - eauxglacees.com

Une obscure bataille de chiffres a précédé et accompagné les débats, parfois houleux, lors desquels ont été évoqués au sein du Forum mondial de l’eau les statistiques rendant compte des « progrès » déjà accomplis en matière « d’accès à l’eau » sur la planète, et des efforts restant à accomplir pour rendre effectifs les engagements répétés de la communauté internationale, qui ne cesse depuis vingt ans de proclamer sa détermination d’en finir avec l’absence d’accès à l’eau et à l’assainissement qui affecte des milliards d’êtres humains…



Ce débat en apparence abscons dissimule un violent affrontement entre des acteurs dont les intérêts divergent radicalement en la matière.

D’un côté les entreprises multinationales actives dans le domaine de l’eau, à l’instar des grands groupes d’ingénierie avec qui elles ont partie liée, voire une constellation d’opérateurs que l’on n’attendrait pas dans ce rôle, comme un grand nombre « d’ONG » (il faudra décidément s’interroger plus avant sur cette enseigne fourre-tout…), n’ont pas de mots assez durs pour stigmatiser les « bureaucrates des grandes organisations internationales » qui gèrent leurs carrières, « complètement déconnectés des réalités de terrain », en produisant des programmes et statistiques aussi ineptes que fausses…

De l’autre, les représentants des grandes institutions et agences internationales (ONU, FMI, Banque Mondiale, OCDE…), de gouvernements ou d’autorités locales, et les centaines d’organismes qui leur sont plus ou moins directement inféodés, qui ont fini par remettre en cause le dogme du « tout marché » qui leur a longtemps servi de viatique.

Dans ce contexte les débats sur « l’accès à l’eau et à l’assainissement », avant et après le Forum mondial de Marseille, étaient parfois surréalistes.

L’optimisme de l’OMS et de l’UNICEF

Ainsi la publication d’un Rapport conjoint de l’OMS et de l’UNICEF au début du mois de mars 2012, annonçant que « l’Objectif 8 » des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) était atteint a-t-elle déclenché une véritable bronca !

Les deux agences onusiennes affirmaient que « 6,1 milliards d’êtres humains ont dorénavant accès à de l’eau potable. » L’objectif fixé lors du Sommet du millénaire de 2000 à New-York était en effet de réduire de moitié, d’ici 2015, le nombre de personnes n’ayant pas accès à une eau de boisson salubre.

Ainsi, entre 1990 et 2010, plus de 2 milliards de personnes auraient été connectées à un réseau d’eau potable, ou auraient pu accéder à des puits protégés de toute contamination.

783 millions d’êtres humains, ce qui représente 11% de la population mondiale, demeureraient néanmoins dans l’incapacité de boire de l’eau « propre ».

Et l’autre objectif du Millénaire relatif à l’accès à des sanitaires, comme des latrines, ou disposer d’un réseau d’assainissement correct, est loin d’être atteint. Le nombre de personnes sans toilettes étant estimé à 2,5 milliards dans le monde.

L’ensemble des commentateurs soulignaient toutefois que les données collectées par le programme d’évaluation de l’Unicef ne tiennent compte que des connexions à un réseau d’eau courante, protégé de toute contamination directe, sans évaluer la qualité de l’eau distribuée.

Tester la qualité de l’eau dans chaque pays « aurait coûté trop cher et aurait été trop compliqué à mettre en place ». Résultat, de l’aveu même de l’ONU, les chiffres annoncés sont peut-être surestimés…

Le rapport soulignait par ailleurs d’énormes disparités entre les régions du monde. La moitié, environ, des 2 milliards de personnes nouvellement connectées habitent soit en Chine, soit en Inde.

Quant aux pays africains, ils sont loin d’atteindre les objectifs de 2015. Pire, certains pays sont revenus aux pourcentages d’avant 1990. Ainsi, plus de 40% des personnes ne disposant pas d’accès à l’eau se situent en Afrique sub-saharienne.

Autre disparité, celle qui existe entre la campagne et la ville. 96% des citadins ont vu leur situation s’améliorer, à comparer à 81% en milieu rural, ce qui veut dire que 653 millions de ruraux souffrent d’un manque d’accès à l’eau.

En ce qui concerne l’accès à des toilettes, l’ONU estime que cet objectif ne sera pas atteint avant 2026.

En février 2012, la Banque mondiale avait pour sa part annoncé que l’objectif de réduire de moitié d’ici 2015 la grande pauvreté a été atteint dès 2010.

M. Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations unies, estime que l’effort ne doit pas faiblir et que le prochain objectif sera de faciliter l’accès à de l’eau salubre aux plus pauvres de cette planète. Il souhaite également mettre l’accent sur l’assainissement pour réduire les maladies, comme le choléra, liées aux eaux souillées.

La parution de ce rapport a immédiatement déclenché un intense tir de barrage.

Guerre des chiffres

Ainsi, dans un entretien publié par le quotidien français Le Monde le 12 mars 2012, à l’occasion de l’ouverture du Forum mondial, M. Gérard Payen, haut cadre de Suez, président de la Fédération internationale des opérateurs prives de services d’eau (Aquafed) et « conseiller du secrétaire général des Nations unies pour l’eau et l’assainissement », ouvrait-il un contre-feu.

Ce qui ne doit rien au hasard puisque c’est le même Gérard Payen qui a ouvert la polémique sur les statistiques qui rendent compte des avancées en matière d’accès à l’eau et à l’assainissement, lors de l’avant-dernière « Semaine mondiale de l’eau » qui est organisée chaque année au mois d’août à Stockholm…

 Le Monde : Qu’attendez-vous du Forum mondial de Marseille ?

 Gérard Payen : J’attends qu’à l’occasion de cette rencontre majeure, la communauté internationale mette un coup d’accélérateur sur l’accès à l’eau et à l’assainissement. Sur cette question, les statistiques que les Nations unies viennent de rendre publiques ont été mal interprétées.

Certes, le nombre de personnes qui n’ont pas accès a de "l’eau améliorée" est en baisse, il est tombé à 800 millions à fin 2010, soit une diminution de moitié depuis 1990, mais ce terme ne désigne pas forcément une eau saine qui coule du robinet a volonté.

Il englobe aussi les populations qui s’approvisionnent dans des puits protégés de la contamination par le bétail au moyen de simples planches.
La population qui ne dispose pas d’une eau potable exempte de maladies se situe plutôt entre 3 et 4 milliards de personnes. »

Un véritable réquisitoire sous des termes policés.

Immédiatement repris, sur un ton indigné, par le président de l’ONG française « Solidarités international », qui participait au Forum mondial de l’eau, et qui n’est pas spécialement connue pour vouer aux grandes entreprises du secteur de l’eau une farouche animosité…

A « mi-chemin » entre le Forum officiel et le Forum alternatif, les représentants de la Fondation France-Libertés et de la Coalition eau, un regroupement d’ONG françaises elles aussi bien en cour tant auprès du gouvernement français que des multinationales, intervenaient à leur tour, à l’occasion d’un événement qualifié de « périphérique » au Forum alternatif, organisé au siège de la région PACA le 9 mars 2012.

Et critiquaient à leur tour les chiffres avancés par l’ONU, soulignant qu’une eau « salubre » n’est pas une eau « potable ».

Si un peu plus de 10% de la population mondiale (environ 1 milliard d’êtres humains), n’a pas accès à l’eau, le directeur de France Libertés estimait que 4 milliards de personnes dans le monde n’ont toujours pas accès à de l’eau potable.

« Nous, ONG, avons développé des outils d’évaluation de terrain. Les chiffres réels sont bien en deçà des statistiques présentées par l’OMS », expliquait Emmanuel Poilane au Journal de l’environnement.

Laurent Chabert d’Hières, directeur de l’association Eau vive, modèrait quelque peu, selon le JDLE, quelque peu les propos du directeur de France Libertés : « Certains pays, comme le Sénégal, sont néanmoins en passe d’atteindre cet objectif en ayant accès à de l’eau améliorée, c’est-à-dire un peu plus filtrée, avec une hygiène améliorée autour des puits ».

Parvenir à un accès universel à l’eau potable et à de bons services d’assainissement coûterait 22,6 milliards de dollars (17,2 milliards d’euros) par an selon l’OMS. La Coalition Eau et France Libertés affirmaient donc « s’inscrire en faux contre le principe du « Nous n’avons pas les moyens de fournir à tous un accès à l’eau ».

L’OCDE à la rescousse

Un point de vue conforté par la publication, le 7 mars 2012, d’un rapport de l’OCDE intitulé « Meeting the Water Reform Challenge ».

Selon ce document, l’accélération de l’urbanisation, l’accroissement démographique et la transformation des dynamiques économiques pour la gestion de l’approvisionnement en eau représenteront des défis de plus en plus délicats pour les gouvernements.

Alors que les projections tablent sur une augmentation de 55% de la demande d’eau d’ici 2050, celle-ci donnera lieu, selon l’OCDE, à une vive concurrence.

D’ici là, 3,9 milliards de personnes - soit plus de 40% de la population mondiale - vivront vraisemblablement dans des bassins hydrographiques confrontés à un fort stress hydrique.

Plus de 240 millions de personnes, majoritairement des ruraux, demeureront sans accès à une source d’eau « améliorée » d’ici 2050 et près de 1,4 milliard de personnes resteront privées d’accès à un assainissement de base.

L’augmentation des apports d’azote, de phosphore et de pesticides d’origine agricole ainsi que des rejets d’eaux usées insuffisamment traitées devrait amplifier la pollution des eaux souterraines, des cours d’eau et des océans, ce qui aura des effets dommageables sur la santé humaine et l’environnement.

Pour tout arranger une autre agence onusienne, très impliquée elle aussi dans la question de l’eau, l’Unesco, publiait durant la tenue du Forum mondial de Marseille la 4e édition du Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau (WWDR4)…

Sans compter que les débats, déjà difficiles à suivre, on s’en convaincra sans peine, s’alimentaient également des conclusions de la mission d’information parlementaire française dédiée à « la géopolitique de l’eau », qui avait publié un rapport dans la perspective de la tenue… du 6ème Forum mondial de l’eau de Marseille.

Bureaucrates vs businessmen ?

Que comprendre et qui croire ?

Croisés au Forum, plusieurs interlocuteurs fins connaisseurs de l’APD et des politiques d’accès à l’eau, éclairent la polémique…

 L’atteinte avant l’heure des OMD (Objectifs du Millénaire pour le Développement, MDG en Anglais) Eau et Assainissement, annoncée en amont du 6ème Forum mondial par le Joint Monitoring Programme (WHO/OMS, UNICEF, UNDP) est-elle une escroquerie ? Les ONGs crédules (Coalition Eau) qui ont accompagné le mouvement ont-elles été flouées à l’insu de leur plein gré ?

 "Les statistiques de l’eau sont une arme de guerre de l’hydropolitique (inter-)nationale. Dans un pays comme l’Egypte, il y a une double comptabilité de l’eau - tenue secrète -, au MWRI (Ministère des Ressources Eau et Irrigation) à des fins internes (l’allocation inter-sectorielle et la part de l’agri-business depuis la libéralisation économique), et externes (pays du Bassin du Nil et gros projets égyptiens New Valley ou Ethiopiens...). Au Rwanda le taux d’équipement en pompes PMH et autres permet de "gérer" les déplacements de population - avant et depuis le génocide - en "imidugudu" villages de regroupement. En Turquie, de maîtriser les Kurdes en déstructurant leurs sociétés rurales par barrages et irrigation interposées. Au Mali, d’assoiffer les nomades, etc.

 Ces statistiques sont donc manipulées ?

 C’est d’abord affaire de définition. En une dizaine d’années les glissements sémantiques sont impressionnants. On passe de "drinking water" (= potable) à "safe water" (= saine) puis à "clean water", avant "improved water technology, improved drinking water" (= accès amélioré, pas forcément eau meilleure)…

Mais l’important c’est que l’accès, ou le taux de connexion à un réseau « piped water » ne préjuge de rien quant à la qualité de l’eau de boisson.

Quid de l’Arsenic de belles pompes bengladeshies ?

Quid des catastrophes sanitaires en Haïti, au Pakistan, au Japon ?

Quid des "captages de source améliorés" du SNAPE Guinée, tous en panne (pourtant gravitaires et sans énergie) ?

 L’OMS et l’UNICEF racontent donc n’importe quoi ?

 Le JMP ne fait pas de recensement exhaustif pour ses statistiques, il s’agit d’extrapolations basées sur des échantillons censés être représentatifs. De plus en plus de pays se mettent à faire des inventaires d’infrastructures d’eau, mais effectivement ne prennent pas toujours en compte leurs fonctionnalités, et toute base de données doit être analysée, mise à jour, etc, ce qui n’est pas toujours le cas ! D’où les projets existants de SIG "appropriés" (FLOW, Water Mapper) pour faciliter la tâche et mieux informer les décisions.

En fait, les chiffres dépendent vraiment de comment on définit et compte, notamment les notions d’eau potable (tellement compliquée que le JMP préfère les "sources améliorées", ce qui ne veut pas forcément dire potables) et d’accès (5 minutes de marche ? une demi-heure ? 20 kilomètres ?). En plus les chiffres du JMP ne tiennent pas compte de la fonctionnalité partielle ou saisonnière de beaucoup de sources d’eau, notamment souterraines.

 Et pour les statistiques concernant les ressources ?

 Si les objectifs OMD d’assainissement ne sont pas atteints, ça veut dire que les sources d’eau (surface/souterraine) sont polluées. Ca remet en question la validité des OMD Eau potable. Pourquoi alors crier victoire au PNUD ?

 Comment expliquer ces dérives ?

 Concernant les OMD/MDG, ce genre de projets ou programmes pluri-annuels développementalistes ou environnementaux hyper-ambitieux sont d’abord étroitement liés… au plan de carrière des bureaucrates internationaux. Question de pas-de-temps, 10-15 ans permettant de booster une carrière au PNUD-PNUE ou à la Banque Mondiale, quels que soient les résultats réels car il n’y a pas d’évaluation sérieuse, et comme on passe d’une mode à l’autre, il n’y a pas de mémoire des échecs…

Rien de bien nouveau hélas, on a déjà vu cela dans le domaine de la vulgarisation agricole (avec les PNVA de la Banque Mondiale), dans le domaine de la GIRE/IWRM, dans le domaine de l’Environnement (PNAE), de l’irrigation (avec PIM participatory irrigation management et "Big Bang" du désengagement de l’Etat)... avec des trajectoires de carrière bien précises de certains personnages (non élus et non révocables) mais jaloux de leurs petits camarades du secteur... privé.

 Comment rester optimiste ?

 Sur le terrain, la tendance semble plutôt indiquer que l’accès se détériore dans bien des pays, à moins que je sois toujours là où il ne faut pas. Aussi je me pose la question de savoir comment le JMP recueille ses données, même s’ils expliquent leur méthodologie dans leur rapport, sachant que nombreux sont les pays qui n’ont pas (ou alors ont mais pas à jour du tout), de base de données/inventaire de leurs infrastructures/points d’eau (Nature, nombre, localisation, état de fonctionnement...).

Parallèlement, on trouve beaucoup d’informations, de très beaux rapports et surtout des chiffres « impressionnants » sur le succès des CATS (ex CLTS). Mais avec toujours le même constat : sur le terrain, en Afrique du moins, pas grand chose de visible.

Si, des villageois qui creusent des fosses mais ne les utilisent pas. Ils espèrent que quelqu’un viendra leur construire une vraie latrine à la seule vue de ce trou qui démontre leur bonne volonté…"

Marc Laimé - eauxglacees.com