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LES EAUX GLACÉES DU CALCUL ÉGOÏSTE
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Livre : D’eau et de feu : forges et énergie hydraulique. XVIIIe-XXe siècle. Une histoire singulière de l’industrialisation française, par Cedric Perrin
par Marc Laimé, 9 octobre 2020

La revue Le Mouvement social a récemment publié une note de lecture dédiée à un ouvrage d’archéologie industrielle en tous points remarquable, qui met en lumière le rôle primordial des « énergies renouvelables classiques » dans un processus illustrant « la modernité de la tradition ».

« La crise climatique, à laquelle est confronté de façon croissante l’ensemble de la population mondiale, souligne avec force l’enjeu des énergies dont la consommation accrue, depuis les débuts de l’industrialisation, tient une lourde part dans le réchauffement global. Elle a également donné naissance à la notion, parfois ambiguë, de transition énergétique. Ces questions ont été au cœur des travaux engagés pendant une trentaine d’années par Serge Benoit, maître de conférences à l’université d’Evry, aujourd’hui à la retraite. Mais, au-delà de cet enjeu, dont la prise de conscience demeure récente, celui-ci a contribué à renouveler l’histoire des techniques, en France, et particulièrement le rôle de ces dernières dans l’industrialisation du pays en montrant clairement la place que l’hydraulique et le charbon de bois ont conservée jusque tard dans le XIXe siècle, en dépit du rôle habituellement accordé à la vapeur et à la houille.

Ainsi que le soulignent fort justement Liliane Hilaire-Perez et François Jarrige dans leur postface, le chercheur rompt avec « les grandes fresques simplificatrices de l’histoire des techniques » (p. 417) et notamment avec le schéma, qui avait été défendu, en particulier par David Landes, d’une révolution industrielle qui se serait diffusée depuis l’Angleterre vers les autres pays d’Europe, et au-delà, qui en auraient adopté les innovations techniques.

Eau et feu -.

Les textes rassemblés dans ce recueil, à l’initiative de ses collègues Stéphane Blond et Nicolas Hatzfeld, et restés jusque-là inédits, démontrent l’un après l’autre, en se fondant sur des descriptions précises et érudites « la modernité de la tradition » – celle des « énergies renouvelables classiques » – selon le titre du mémoire de synthèse de sa thèse sur travaux (p. 15). Ils prennent appui sur une connaissance élargie, voire exhaustive, des sources mobilisables mais aussi des sites, notamment ceux de ses deux terrains privilégiés qu’ont été l’Eure et la Côte-d’Or, dans une démarche d’archéologie industrielle, dont Serge Benoit a été un actif promoteur en France.

L’examen minutieux de cette documentation permet de comprendre que l’usage de l’énergie hydraulique et du combustible végétal ne s’est pas maintenu en un bloc inerte mais, bien au contraire, dans une dynamique continue d’innovations qui en ont amélioré les rendements et repoussé les limites pour mieux répondre aux besoins des industriels. Il rappelle aussi – ce qui a posteriori pourrait passer pour un truisme – que la France n’était pas l’Angleterre et que les nouvelles techniques de l’industrialisation britannique n’étaient pas simplement transposables ailleurs ; quelques ingénieurs ont essuyé des échecs – notamment dans la production de fonte à la houille, dite à l’anglaise – pour avoir sous-estimé cette différence. En matière d’énergie, plus particulièrement, l’extraction de la houille restait spatialement très circonscrite en France et son transport en rendait l’emploi onéreux, tout comme l’était l’acquisition de moteurs à vapeur. Dans ces conditions, loin d’être un archaïsme ou la marque d’un quelconque retard français, l’utilisation de l’énergie hydraulique relevait d’un choix rationnel, au moins jusque dans les années 1850.

L’entrée en industrialisation a ainsi pu donner lieu en bien des régions à « une ruée vers l’eau », selon l’expression reprise des travaux de Serge Chassagne sur l’industrie cotonnière normande (p. 220), qui a fait du XIXe siècle « un second âge d’or » (p. 215) de l’énergie hydraulique, notamment en milieu urbain. Certaines rivières approchèrent de la saturation, comme ce fut le cas de la basse vallée de l’Iton, en Normandie, examinée plus spécifiquement dans l’un des articles.

Tout comme aux États-Unis, avec lesquels la comparaison est souvent établie par l’auteur, ou en Catalogne, pauvre en houille, la force hydraulique a été « la base énergétique majeure de la première industrialisation » (p. 122). Elle bénéficie d’un flux d’innovations, d’ordre incrémental lorsqu’elles perfectionnent le principe des roues, comme dans le cas des modèles Poncelet et Sagebien, ou plus radical avec la mise au point de la turbine, notamment celle de Fourneyron. Les améliorations concernèrent également les systèmes de transmission pour lesquels, de même que pour la construction des roues, le métal remplaça le bois et permis de diminuer les pertes d’énergie tout en actionnant plusieurs machines simultanément et non plus une seule. La vapeur n’a souvent été utilisée dès la mise en service de l’établissement industriel que là où il n’y avait pas d’alternative possible, en l’absence d’un cours d’eau exploitable notamment. Ailleurs, la vapeur fut d’abord introduite comme moteur de secours pour pallier les sécheresses et les mois d’étiage. Les grandes forges de Châtillon et Commentry, par exemple, marchait « sur deux jambes » (p. 97) en utilisant selon les sites la houille et la vapeur ou le bois et l’eau.

Globalement, le moteur hydraulique, dont les rendements semblent avoir atteint leurs limites par rapport à la vapeur, déclina après 1870 avant de devenir marginal au XXe siècle. La circulation de ces innovations remet également en cause le schéma d’une diffusion centrée sur l’Angleterre. La France fut aussi un foyer de rayonnement des innovations, notamment pour les turbines hydrauliques ; moins pour la sidérurgie au bois, mais en ce domaine les entrepreneurs français étaient plus tournés vers l’aire germanique que vers l’outre-Manche.

Pour être sans doute plus discrètes, de nombreuses améliorations n’en eurent pas moins lieu dans la transformation du bois en combustible, utilisé notamment dans la sidérurgie. Le plus fort du dépôt de brevets se situant au milieu du siècle, au moment même où le bois semble céder le pas face à la diffusion de la houille ; ce mouvement paraissant de la sorte avoir stimulé l’innovation. Les progrès permirent la croissance de la production de fonte au bois au moins jusqu’à la fin des années 1850 en France, et plus tard encore dans les pays scandinaves, dont la Suède, où le prix du bois demeurait faible.

En se détachant des modèles généraux surplombants pour reprendre son sujet depuis les sources, Serge Benoit nous montre les techniques telles qu’elles étaient pratiquées au fil de l’eau et à l’orée des forêts et telles qu’elles évoluaient dans leurs tâtonnements, leurs hésitations, leurs fausses routes aussi, et non dans la linéarité d’un progrès prophétique reconstitué ex post.

L’historien attentif des techniques n’oublie pas pour autant de restituer socialement les énergies et les innovations décrites et la part des hommes (avec la dimension genrée du substantif, tant les femmes sont peu nombreuses, ou du moins visibles, dans ces industries), leurs choix, leurs savoirs et savoir-faire, les origines sociales des inventeurs comme des propriétaires des forges et des moulins, leurs oppositions et conflits d’intérêts et d’usage aussi.

L’auteur accorde une attention particulière à l’influence des ingénieurs d’État : ceux des Mines n’ayant de cesse de pousser à la substitution du charbon de bois par la houille (en essuyant au passage quelques déconvenues) alors que ceux des Ponts et Chaussées se sont montrés beaucoup « moins dogmatiques » (p. 209) en se cantonnant à une police des eaux moins interventionniste dans les choix énergétiques des propriétaires de moulins industriels.

Il n’y a donc pas eu de révolution énergétique avec le passage d’un système technique à un autre mais bel et bien une transition avec une coexistence des différentes sources d’énergie, qu’elles soient mécanique ou thermique. La démonstration menée ici pour la France est reproductible dans d’autres espaces. Les travaux précurseurs de Serge Benoit ont été confirmés depuis par ceux notamment de David Edgerton (1) à l’échelle internationale ou encore, plus récemment, par ceux de Pierre Judet qui a montré comment la métallurgie au bois s’est maintenue tardivement au XIXe siècle dans la nébuleuse d’entreprises des territoires alpins (2). Tous montrent que l’industrialisation s’est faite, au moins pour une part et dans un premier temps, avec des techniques anciennes améliorées ; ce qui remet en cause les explications centrées sur les entreprises et l’offre qui voient dans l’invention de nouvelles techniques le moteur d’une révolution industrielle.

On concédera que la rigueur technique du propos en réserve a priori l’accès à un public de spécialistes et on peut regretter, à cet égard, l’absence de cartes et de schémas qui en eussent facilité l’abord. Il n’en reste pas moins que Serge Benoit se livre à un réexamen très stimulant de la notion ancienne de révolution industrielle. Ce recueil permettra utilement de mieux faire connaître son œuvre d’historien. »

Cédric Perrin

Notes :

1. D. Edgerton, « De l’innovation aux usages. Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques », Annales. Histoire, sciences sociales, n° 4-5, 1998, p. 815-837. [↩]

2. P. Judet, La nébuleuse métallurgique alpine (Savoie-Dauphiné, fin XVIIIe-fin XIXe siècle). Apogée, déclin et éclatement d’un territoire industriel, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.

Serge Benoit, D’eau et de feu : forges et énergie hydraulique. XVIIIe-XXe siècle. Une histoire singulière de l’industrialisation française.
Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Histoire », 2020, 450 p. Préface de Denis Woronoff et Gérard Emptoz, postface de Liliane Hilaire-Perez et François Jarrige, Textes réunis par Stéphane Blond, édition coordonnée par Nicolas Hatzfeld.

ISBN : 978-2-7535-7889-0

https://lms.hypotheses.org/10981

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