Vous voyez ce message parce que votre navigateur ne peut afficher correctement la mise en page de ce site. Effectuez une mise à jour vers un butineur qui supporte les standards du web. C'est gratuit et sans douleur.

NE PAS CLIQUER
LES EAUX GLACÉES DU CALCUL ÉGOÏSTE
FLUX
Hydrologue, Ornithorynque même combat ? par Michel Desbordes (*)
par Marc Laimé, 15 août 2019

En 1995, à Assas, Michel Desbordes interrogeait le statut de l’hydrologie : géoscience ou hydrotechnioque ?

« Périodiquement, le problème de la classification scientifique de l’Hydrologie ressurgit, au rythme des interrogations existentielles des chercheurs qui tentent d’élucider ses mystères, sans y trouver, au demeurant, une reconnaissance sociale à la hauteur des difficultés de l’entreprise.

Parfois quasiment universelles et indépendantes des cultures scientifiques locales, ces interrogations traduisent l’incapacité des chercheurs à expliquer de façon cognitive la variabilité spatio-temporelle des processus qu’ils étudient. Elles sont alors l’expression d’une certaine lassitude à remettre trop souvent « l’ouvrage sur le métier », sans perspective d’un travail achevé, et peuvent confiner, selon certains, à l’hydro schizophrénie...

Elles sont également dictées par des comportements culturels spécifiques. Au pays de Descartes, dont A.K. Biswas, anglo-saxon il est vrai, rappelle, dans son « Histoire de l’Hydrologie », l’inaptitude pathologique à traiter de façon cohérente du cycle naturel de l’eau, ces interrogations peuvent prendre une tournure quelque peu caricaturale. Dans ce pays, la pensée scientifique est en effet fortement influencée, depuis le 19ème siècle, par la philosophie comtiste, empreinte d’une épistémologie un rien sectaire. L’héritage du Pape du positivisme est sensible dans la classification des sciences qui domine les activités des organismes de recherche publique, et plus particulièrement des Universités et du CNRS, où la verticalisation scientifique est érigée en postulat inaltérable. Or, tout chercheur qui se frotte un jour à l’Hydrologie ne tarde pas à s’apercevoir qu’elle est transversale et constitue un laboratoire d’apprentissage de la transdisciplinarité.

Cette constatation, pour enthousiasmante qu’elle soit, parce qu’elle renoue avec l’antique tradition du savoir universel, n’en est pas moins consternante dès lors que le chercheur, en mal d’une reconnaissance sociale légitime, envisage son appartenance à un clan scientifique, capable de lui assurer gîte, couvert et promotion… Cette consternation s’accroît lorsqu’il prend également conscience que la verticalisation culturelle des disciplines scientifiques se double de la verticalisation des objectifs poursuivis : recherche fondamentale plus noble parce que supposée plus désintéressée et censée tournée vers la seule connaissance pour le bénéfice de l’esprit humain ; recherche finalisée ( on disait il y a quelque temps « appliquée »), plus matérialiste et suspectée, par les défenseurs de la première, de dérives mercantiles. Face à des choix délicats, le chercheur pense alors que l’Hydrologie ne saurait favoriser des carrières rapides, et parfois s’en détourne (d’où, sans doute, des effectifs réduits …).

Il y a déjà quelques lustres, après mes premiers pas dans la recherche en Hydrologie (urbaine de surcroît…), ce sentiment d’une certaine difficulté à trouver ma niche écologique dans le système français de classification des disciplines scientifiques m’avait inspiré la parabole de l’ornithorynque. Lorsqu’en 1798, une dépouille de cet animal fut adressée au British Muséum, les savants d’alors, incapables de l’introduire dans la classification animale du moment, refusèrent de croire en son existence en envisageant l’imposture d’un taxidermiste chinois !...Finalement, la bestiole fut à l’origine d’une véritable révolution scientifique. Après des années de discussions passionnées et l’étude de l’animal dans son biotope australien par le zoologiste Caldwell, après avoir été appelé pendant quelque temps « Paradoxus », on lui donna le nom d’Ornithorynque (à bec d’oiseau) et il fut définitivement « classé » au titre des Mammifères, ordre des Monotrèmes, famille des Ornithoryncidés, dont il est depuis, le seul représentant… Il est aujourd’hui des Hydrologues comme des Ornithorynques en 1800 : ils n’ont pas encore été placés dans l’un des tiroirs de la classification scientifique. A ceci près que si les seconds vécurent sans trop se soucier des interrogations dont ils étaient l’objet, les premiers semblent périodiquement souffrir d’une crise d’identité qui les tracasse. Et pourtant, ceux qui se passionnent pour cette discipline plurimillénaire ne pourraient-ils pas, à la manière de l’animal australien, vivre leurs vies d’Hydrologues sans se soucier de leur situation au regard des gardiens de la classification des sciences.

Depuis deux ans, quelques hydrologues du CNRS et des Universités, sans doute gagnés par les interrogations existentielles dont il a été question jusqu’ici, ont ainsi décidé de jeter les bases des principes scientifiques de l’Hydrologie, en vue de lui conférer la dimension d’une Géoscience…Le propos de cette Néo-hydrologie pourrait prêter à sourire si l’entreprise, pour la rendre « scientifiquement correcte », n’était accompagnée d’un tri sélectif des activités que la discipline engendrait jusqu’ici. Un peu comme si les savants du British Muséum avaient décidé, pour les rendre « classifiables », d’amputer les ornithorynques de toutes leurs anomalies au regard des théories du moment !

En effet, si l’on trouve dans les propos fondateurs de la « néo-hydrologie-géoscience » l’affirmation de la nécessité d’une approche transdisciplinaire, apparaît également la volonté de cantonner la discipline aux aspects fondamentaux des mécanismes hydrologiques en refusant les pilotages par l’aval ou les pressions de la demande sociale. Géoscience oui ! Hydrotechnique non !

Et pourtant, peut-on raisonnablement et durablement envisager de dissocier les aspects fondamentaux et finalisés de l’Hydrologie ? A mon avis non. En effet, quand bien même on se limiterait à l’étude des seuls mécanismes fondamentaux de la discipline, dans le seul objectif de faire progresser leur connaissance, resterait, pour les chercheurs de l’Université et du CNRS, le problème de la transdisciplinarité au regard des instances d’évaluation des carrières.

Mais également, sachant que l’Hydrologie est une géoscience du temps réel, et que l’eau est au cœur des préoccupations humaines depuis la nuit des temps, comment peut-on imaginer que les fondamentalistes de l’Hydrologie puissent rester longtemps dans leur tour d’ivoire sans être rattrapés par la demande sociale avide de réponse à ses interrogations environnementales ? Ces mêmes fondamentalistes devraient-ils abandonner à l’ingénierie de marché le soin de répondre à ces interrogations, sans toute la rigueur nécessaire, au risque d’apporter eux-mêmes, mais trop tard, la réponse aux questions posées ?

Le temps réel de l’Hydrologie, comme son instationnarité spatiotemporelle, résultant d’actions anthropiques telles la ruralisation ou l’urbanisation des espaces naturels, interdisent de fractionner fortement ses aspects fondamentaux et finalisés. Ils doivent être, au contraire, examinés conjointement et simultanément, sans craindre les pilotages par l’aval, non plus que les imprécations d’amont…

Ne cédons pas à des phénomènes de mode, non plus qu’à des pressions conjoncturelles dictées par des rigueurs budgétaires qui devraient , plus que jamais, nous faire nous demander s’il est décent que la recherche scientifique soit avant tout destinée au plaisir des chercheurs. Il est d’ailleurs intéressant de noter, à ce sujet, que le principal rédacteur du Programme National de Recherche en Hydrologie du CNRS, aujourd’hui fondamentaliste convaincu, était, il y a quelques années, un vigoureux défenseur du caractère appliqué de l’Hydrologie ! Sans doute a-t-il fait sienne la devise du Président Edgar Faure : « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent qui change de sens ».

Hydrologues, Ornithorynques, continuons le combat !...

Assas, 1er novembre 1995.

(*) Michel DESBORDES, Professeur Honoraire, Polytech’Montpellier, Université Montpellier 2.

impression

pas de commentaire. ajoutez le votre!